Le Guerrier, l’Amazone, l’esprit de la poésie
dans le vers immortels de Foscolo (Conversation à trois voix)

Présenté et traduit par Jean-Paul Manganaro

Présentation

Le Guerrier, l’Amazone, l’esprit de la poésie dans les vers immorterls de Foscolo paraît pour la première fois chez l’éditeur Garzanti, en 1958. Mais l’œuvre, à l’origine, était destinée, comme semble l’indiquer son sous-titre de Conversation à trois voix, à être diffusée dans un programme culturel radiophonique de la Rai. A cette époque, Gadda, qui était encore peu connu, travaillait pour cet organisme public où, précisément, il s’occupait, de programmes culturels: son passage par cette institution lui a d’ailleurs permis de rédiger un code d’usage pour la mise en place de tels programmes, connu sous le titre de Norme per la redazione di un testo radiofonico (Normes pour le rédaction d’un texte radiophonique) (SGF I 1081-091). L’émission qui donna lieu à la lecture de texte s’appelait «Humour noir» et consistait dans la présentation de certains grands auteurs italiens ou étrangers par d’illustres critiques-auteurs contemporains. (1)

Apparemment, ce qui pousse Gadda à écrire une saynète ou une sotie ayant la tournure du pamphlet semble son incapacité à rédiger un compte-rendu critique d’un livre de Bigongiari sur la poétique de Foscolo, Alle origini dello stile foscoliano (Aux sources du style de Foscolo) déjà paru en 1952. Mais, en réalité, la polémique de Gadda à l’égard d’Ugo Foscolo a des racines bien plus lointaines et profondes: si on parcourt le Racconto italiano di ignoto del novecento (Récit italien d’un inconnu du XXe siècle), écrit en 1924-1925, une de ses toutes premières œuvres, éditée après sa mort en 1983 par Einaudi, on remarque, dans une note de travail très importante pour l’étude de la poétique gaddienne, que l’auteur cite Foscolo en ces termes: «Je voudrais donc représenter dans ce roman la tragédie d’une forte personnalité qui se pervertit à cause de la carence du milieu social. – C’est une des caractéristiques de l’histoire sociale de l’Italie: (Foscolo qui a mal tourné, Scalvini qui s’est suicidé, etc. Renaissance; Risorgimento: des milliers d’exemples. Dante lui-même) et non moins caractéristique est la tragédie inverse que j’appellerai Manzonienne: (mal social provoqué par l’absence de l’individu)» (SVP 397). Et plus loin, il évoque une situation qui concerne tout particulièrement Foscolo: «Il se tenait à lui-même un langage droit et franc: nu comme l’amour en Grèce: ce qui s’explique par ses vingt ans, mais aussi par son air d’être toujours en train de manger dans le ratelier du voisin» (SVP 438). Sans oublier, évidemment, quelques autres citations et égratignures, à caractère toujours parodique. (2)

Plus nombreuses, en réalité, sont les raisons parallèles de cette absence de sympathie, voire de cette haine, vouée à l’auteur natif de Zante; la première étant, sans doute, une certaine antipathie de Foscolo pour tout de ce qui est lombard et plus particulièrement milanais. C’est que, d’abord, la réception des œuvres de l’écrivain néo-classique ne fut pas toujours à la hauteur de ses attentes; en second lieu, une sorte d’esprit de clocher, d’antagonisme, explique pourquoi tout ce qui était vénitien trouvait à Milan un écho défavorable, et viceversa. (3) Ainsi, il est vrai, par exemple, qu’une des premières biographies critiques de Foscolo fut écrite en 1830 par Giuseppe Pecchio, un Milanais qui n’eut à son égard aucune bienveillance; et la suite des auteurs de Lombardie abonde plutôt dans ce sens, de Manzoni aux auteurs de la Scapigliatura (SGF II 1078-080). Pour sa part, Foscolo lance deux accusations véhémentes contre Milan dans Les Tombeaux: la ville qui «allèche les castrats» n’a pas su offrir une tombe honorable à son grand poète Parini. (4)

Cette incapacité à bien parler, à parler convenablement, sur Foscolo, mûrit donc entre 1952 et 1958; la nouvelle approche de Gadda, dans la Conversation à trois voix, de l’auteur néo-classique ne se limite plus à quelques traits d’humeur, mais elle s’est chargée d’un humour noir qui frôle souvent l’imprécation. Pour étayer son propos, Gadda a trouvé dans la description d’une autre de ses antipathies le support historico-moral qui semblait lui manquer auparavant: il s’agit de Napoléon Bonaparte, qui est ici le deuxième personnage-clé visé par la férocité des pointes de Gadda. Napoléon – le Nain, comme il est dit dans ce texte et dans d’autres – est, aux yeux de Gadda, celui qui a créé, en Italie, cette carence du milieu social qui pervertit l’individu, quelle que soit sa force. La polémique anti-napoléonienne est déjà vieille de quelques années, et elle date au moins, dans les transcriptions de son œuvre, de 1939 environ: dans une note saisissante de quelques pages, (5) Gadda brocardait l’Empereur des Français, en affirmant ainsi, de manière irrévocable, l’hostilité quasiment hystérique qu’il nourrissait à l’égard de ce tyran; et c’est, d’ailleurs, sous les auspices de cette première aversion que va mûrir, petit à petit, le grand thème fondateur du pamphlet antimussolinien qu’est Eros et Priape. (6)

Mais le héros politique, l’homme appelé par l’Histoire – Napoléon –, dans le cas de cette Conversation, reste, malgré sa présence, au second plan par rapport au poète qui en tisse l’éloge. (7) Dans cette lignée, n’oublions pas les quelques mots marquants contre D’Annunzio qu’on peut lire, même si le poète n’est pas nommé directement, dans la Connaissance de la douleur. Et l’un des plus grands résultats de cette veine de Gadda contre les auteurs et les poètes vaticinants qui donnent des leçons de patriotisme et de morale, sont les pages contre Cicéron de la nouvelle Saint Georges chez les Brocchi. (8) Dans la Conversation, Gadda profite de la situation pour ne pas lésiner sur son humeur ironique à l’encontre d’un autre auteur pour lequel il n’a jamais eu trop de sympathie, Giosuè Carducci, dont devait, entre autres choses, l’agacer la sympathie et le soutien que lui portait la reine Marguerite de Savoie. Il fait partie de ces poètes qui, en somme, d’une manière ou d’une autre, se sont servis du pouvoir qu’il défendaient, disparaissant, parfois, avec ce même pouvoir. Ce n’est pas tout à fait le cas de D’Annunzio, dont la mort a lieu avant que ne sombrent les fastes provinciaux du fascisme, ni, après tout, de Foscolo, dont la foi passionnelle pour Bonaparte fut tout de même freinée par les événements successifs. Ce que Gadda critique donc, c’est surtout la faiblesse intrinsèque de certains personnages qui deviennent grands en l’absence de véritables personnalités dans l’époque historique qui est la leur.

Pointe, enfin, une fois de plus, l’horreur de Gadda à l’égard de tous les bellâtres qui se font une belle âme; toute sa polémique à leur égard vient de sa mysanthropie qui se transforme en haine du mâle italiote qu’il a si souvent raillé, comme étant plus fat et vaniteux que les femmes. Ceci cache peut-être une gêne de nature affective et sexuelle propre à Gadda: la recherche éperdue de l’éternel féminin n’est certes pas le point fort de son œuvre, contrairement à la vie et l’œuvre de Foscolo, qui témoignent de ses exploits et entreprises passionnelles. Sans dire que l’accent de l’ironie, dans la Conversation, est pris en charge par un échantillon social des plus risibles: un homme de lettres très inspiré par l’image la plus conventionnelle de Foscolo poète, une madame Clorinde qui n’a, de noble, que son prénom, vouée, comme elle l’est, à la sottise d’une petite bourgeoisie parvenue; un avocat, enfin, porte-parole gaddien, toujours à la limite du paroxysme, féru de petits faits équivoques concernant la grande histoire littéraire, telle qu’elle devait d’être pratiquée dans ce milieu milanais et à cette époque, vers la fin des années 50. Histoire réduite ici à son expression la plus simple et la plus vulgaire: n’être, après tout, qu’un argument de salon provincial. On est en tout cas, avec Foscolo, loin de l’idéal viril auquel pourrait adhérer Gadda, pour autant qu’il soit avouable: Bruno, l’homme qui traverse tant de ses pages, sur son vélo, les cheveux gominés, un peu voyou et moqueur, image mythique du héros populaire, sain et fort.

Pour ce qui est de Foscolo, l’auteur de la négation du moi hypertrophique dans la Connaissance de la douleur, ne saurait encore tolérer, un siècle plus tard, celui qui avait introduit toute une littérature féconde de l’égotisme, penché sur soi pour y examiner en leurs moindres détails les variations de la sensibilité tant humaine que poétique et dont l’époque s’achève idéalement avec D’Annunzio. Car, s’il y a une aptitude poétique, il y a aussi, pour Gadda, une attitude et un comportement à respecter, allant bien au-delà des modes temporelles qui dictent actions et savoirs-faire. Et l’attitude pseudo-libératrice de Foscolo devait subjectivement gêner celui dont la vie ne fut, somme toute, qu’un long jeu de cache-cache et de secrets paroxystiquement bien gardés, et qui nous vaut, peut-être, cette férocité-là.

Université de Lille III

P.S.

La traduction de ce texte a posé plusieurs problèmes, dont le plus important est sans doute de faire rimer Dante, Monti et Foscolo, en focntion d’une optique gaddienne.

Le deuxième souci, plus inhérent à l’œuvre de Gadda, a été la traduction des noms propres qui renvoient presque toujours à un signifié plus ou moins explicite de divertissement parodique: comme c’est le cas, ici, pour les trois personnages, Craquettes renvoyant au craquètement des cigales, Bodoni Du Talon aux caractères d’imprimerie, et Langages à sa propre signification. C’est dans cet esprit que nous avons aussi traduit le prénom de Foscolo, Hugues, et sa variante Hugon, nom d’artiste probablement emprunté à Hugon de Bassville.

Pour une meilleure connaissance de l’œuvre d’Ugo Foscolo, nous renvoyons aux textes traduits en France par Michel Orcel. Il s’agit essentiellement de deux recueils: L’Ultime Déesse, Paris, Orphée-La Différence, 1989, et Les Tombeaux et autres poèmes, Rome, Collection Villa Médicis, Académie de France à Rome, 1982; ainsi que la biographie d’Ugo Foscolo d’Enzo Mandruzzato, ouvrage traduit par Michel Orcel, Paris, Fayard, 1992.

Notes

1. Il y eut ainsi un Banti-Pirandello, un Bartolini-Boccioni, un Cecchi-Byron, un Praz-Rodin, un Brandi-Rembrandt, un Guido Pannain-d’Annunzio, un Paolo Monelli-Carducci. Cf., à ce propos, l’excellent commentaire critique et textuel (SGF II 1067-100). La Conversation à trois voix sera jouée quelques années plus tard, à partir du 16 février 1967, au théâtre de via Belsiana, par la Compagnia del Porcospino dans la mise en scène de Sandro Rossi.

2. Une des plus importantes, se trouve certainement dans un des récits de L’Adalgisa; cf. C. E. Gadda, Un «concert» de cent vingt professeurs, in L’Adalgisa (Paris: Seuil, 1987), 154.

3. On pourrait peut-être étudier dans cette perspective Le Comte de Carmagnole d’Alessandro Manzoni: c’est que Venise n’oublie pas qu’elle a été la capitale littéraire de l’Italie pendant le XVIe et le XVIIe siècle, et que Milan ne sera défini comme «ville hégémonique» par D’Annunzio qu’au début de ce siècle.

4. U. Foscolo, I Sepolcri (Les Tombeaux), vv. 70-77.

5. C’est la note n° 10 du chapitre Quand le Girolamo a fini…, in L’Adalgisa, 67-73.

6. C.E. Gadda, Eros et Priape (Paris: Christian Bourgois, 1990).

7. Rappelons que même Alessandro Manzoni fit l’éloge posthume de Napoléon dans Il Cinque Maggio 1821 (Le Cinq Mai 1821), et voulut honorer sa mémoire.

8. C.E. Gadda, Des accouplements bien réglés (Accoppiamenti giudiziosi) (Paris: Le Seuil, 1989), 13-77.

Salon de Madame Clorinde Craquettes
Interlocuteurs

Professeur MANFRED BODONI DU TALON
(voix virile de baryton, ferme, très assurée)

Monsieur l’avocat DAMASE DES LANGAGES
(voix d’homme, aiguë par moments, crépitante,vulgaire)

Madame CLORINDE CRAQUETTES
(voix de femme, avec le ton de la gentillesse)

Premiere partie

MADAME CLORINDE: On me dit que, de plus, il était Grec, exactement comme les anciens Grecs: et qu’il avait un regard étincelant, comme celui de Télemann…

DES LANGAGES: De Té-la-mon, le père d’Ajax…

BODONI DU TALON: Le frère de Pélée: donc, l’oncle d’Achille.

MADAME CLORINDE: C’était un lapsum, ça va de soi. J’ai bien le droit de me laisser échapper quelque lapsum moi aussi, de temps en temps.

BODONI DU TALON (souriant): A l’accusatif, lapsum est tout à fait possible: au nominatif, pourtant, il devait y avoir un lapsus…

MADAME CLORINDE: Qu’étais-je en train de dire? Ah, qu’il avait un œil si vif, si pénétrant, et il savait si bien parler, c’est-à-dire avec tant de chaleur et de compétence, que tous ceux qui l’écoutaient restaient fascinés…

DES LANGAGES: Tous ceux, je n’en sais rien; toutes celles, c’est fort probable. Il avait l’œil pénétrant, c’est certain: et qui roulait: comme l’œil d’une guenon.

BODONI DU TALON (sur un ton bourru mais badin) Taisez-vous, Des Langages, vous devriez avoir honte.

MADAME CLORINDE: Ne l’écoutez pas, professeur: il est fait comme ça: il est né méchant et contrariant. Mais j’ai lu, je ne sais plus où, et mon amie madame le professeur Gambettes me l’a confirmé, qu’il avait un esprit grec: car c’est l’esprit qui compte, en définitive. Elle a même dit… un esprit arctique, ou peut-être que je me trompe?… voyons voir: un esprit attique. Et puis, comment elle a dit? un esprit iodique. C’est-à-dire. Pas iodique: ionique!

DES LANGAGES: Ionique, oui. Puis dorique et dorien. Puis corinthien, puis alexandrin. Et puis ottoman, c’est-à-dire turc. Il avait les rouflaquettes carolingiennes, parce qu’elles étaient couleur chimpanzé.

BODONI DU TALON: Le portrait magnifique de Fabre, qui est un document physiognomonique… incontestable, et qui est conservé au Palais Pitti, n’a rien du chimpanzé.

DES LANGAGES: Le fait qu’il soit conservé au Palais Pitti, n’est pas une bonne raison pour le trouver ressemblant, puisque les photographies… ce n’était pas l’époque. C’est un portrait charitable; qui tire vers le rongeur, vers l’écureuil, plutôt que vers le pithèque…

BODONI DU TALON: Les lèvres éclatantes, charnues…

DES LANGAGES: Humectées de salive. La bouche, dès qu’il l’ouvrait, une savate: comme celle de…

BODONI DU TALON: comme celle de qui?

DES LANGAGES: Passons. Je voulais dire qu’il avait une voix de corneille. Oui. Une voix pire que la mienne… Quand on ne lui lâchait pas du blé contre des reconnaissances de dette, il lançait ses crachats sur tout le monde: sur les Milanais, n’en parlons pas: on aurait dit un lama vipérin, un gecko… De fausses reconnaissances de dette, d’ailleurs. Avec quoi les payait-il? Il n’avait pas un sou! Qu’aurait-on pu lui saisir? Un demi-peigne… une vieille chaussure? Et qui plus est, dépareillée.

MADAME CLORINDE: Quelle charité! Quelle gentillesse! Un exilé! Je disais bien que vous êtes né méchant. Foscolo! Un esprit si virilement mélancolique! Et avec vous il est devenu un lama, un gecko… un écureuil, un chimpanzé. Il va bientôt devenir un crocodile, un chameau…

DES LANGAGES: C’est vrai qu’il était plutôt bossu. C’est pourquoi il plaisait tant aux femmes, pardon, je veux dire… à certaines femmes. Les bossus ont une excellente renommée… (avec un sursaut de rage). Et puis, oui. Il a prétendu entrer dans le Walhalla pour deux boutures de câpres…

MADAME CLORINDE: Pour deux boutures de câpres?

DES LANGAGES: Comme il était Grec, et ionique, et qu’il promenait deux os zygomatiques helléniques qui auraient pu anticiper les démonstrations de Charles Darwin, mais non confirmer les intuitions d’Andros, de Polyclète et de Praxitèle, alors, sous ses zygomatiques, il avait cru bien faire de se laisser pousser ces deux balayettes couleur Charlemagne… Pour lesquelles s’enflammèrent, et brûlèrent longtemps, Mesdames Fagnani et Mocenni, Bignami et Roncioni, Nencini et Rognoni…

BODONI DU TALON: La Rognoni?

DES LANGAGES: Oui, Philomène Rognoni… La dernière des trente-trois «vierges» qu’il a immortalisées dans ses poèmes: (s’adressant à Bodoni Du Talon) dont vous êtes obligé d’apprendre les noms par cœur, vous autres, pauvres de vous: sinon, pas de doctorat.

MADAME CLORINDE: Langages!… assez: ça suffit! On parlait de la grécité de Foscolo: de sa naissance véritablement ionique.

BODONI DU TALON: Le poète est né dans l’île de Hyacinthe, que les Vénitiens ont appelée Zante, d’André Foscolo et de Diamantine Spathis, en février soixante-dix-huit. Sa mère, qu’il adorait, était grecque…

DES LANGAGES: A madame son adorée maman, il n’a jamais envoyé un sou.

BODONI DU TALON: L’amour pour sa mère adorée a été, peut-on dire, le premier amour d’Hugues.

DES LANGAGES: De notre petit Nicolas si déluré.

MADAME CLORINDE: Il est devenu Nicolas, à présent? N’était-ce pas Hugues? Pourquoi l’appelez-vous de la sorte?

DES LANGAGES: Je l’appelle ainsi parce que c’est ainsi qu’il s’appelait.

BODONI DU TALON (en guise d’information): Le prénom d’Hugon, puis Hugues, est un nom d’artiste, que Foscolo s’est ajouté plus tard.

DES LANGAGES: Il se l’est collé à Venise, du temps de la Ricciarda, ou juste avant. Changer de prénom a été une manie des frères Foscolo. On dirait qu’ils ont voulu jeter la confusion dans l’esprit de quelqu’un.

BODONI DU TALON: De qui? Et pourquoi donc? Pour quelle raison?

DES LANGAGES: Je souligne les faits: trois des frères de Foscolo voulurent changer de prénom, comme s’il leur était fâcheux de garder leur vrai prénom. Moi, qui m’appelle Thaddée, avant que de m’appeler Damase, je ne changerais pas Thaddée pour Mardochée, pas même si j’avais mis en scène la Ricciarda.

BODONI DU TALON: Oublions la Ricciarda: qui, d’ailleurs, est un chef-d’œuvre: par sa tension dramatique et sa rapidité d’action, par le relief et la vigueur des caractères. Et laissez tranquille la famille Foscolo, déjà décorée… de l’emblème le plus noble de tout le répertoire héraldique: le blason héroïque de la pauvreté.

DES LANGAGES: Un blason qui vous fait défaut, par bonheur, excellentissime ami Bodoni Du Talon, détenteur d’écussons.

BODONI DU TALON: Une famille tout aussi respectable que la vôtre et la mienne. Et cessez d’être contrariant et méchant. Et de faire de l’esprit. Soyons sérieux! J’en ai assez de votre cynisme, qu’il soit feint ou réel. Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures. (Sur un ton de grande sévérité) Devant Foscolo, devant ce fils d’une Diamantine Spathis, nous devons tous nous incliner. Il faut tous nous mettre à genoux!

DES LANGAGES: Madame Clorinde, voulez-vous me prêter ce grand coussin? (il le saisit à deux mains et l’approche de sa joue)

MADAME CLORINDE: Qu’est-ce que vous voulez en faire?

DES LANGAGES: Me mettre à genoux. Trois minutes de silence à genoux en l’honneur de Nicolas Rouflaquettes fils de Diamante Spatule.

MADAME CLORINDE (riant avec des soubresauts) Bouffon!

BODONI DU TALON: Cessez, vous dis-je, monsieur l’avocat De Mes Langues, ou je vais me mettre en rogne.

DES LANGAGES: A vous de cesser, monsieur le professeur, de m’appeler avocat De Mes Langues, ou je vous appelle aussitôt…

MADAME CLORINDE: Ne dites pas d’inconvenances! Je vous en prie!

DES LANGAGES: Professeur Du Talon Bodoni, je vais vous appeller. Vous voilà servi. (A voix plus haute) «Samedi, à dix-huit heures quinze, dans la petite salle du théâtre Giacometti, monsieur le professeur Manfrin Du Talonbaudoin tiendra sa conférence annoncée sur le thème: L’image de la beauté éternelle dans la poésie d’Hugues Foscolo.» (En grommelant) Entre et adore…

BODONI DU TALON: Honte à vous! La bave du crapaud n’atteint pas la colombe! Les jeunes l’aiment! C’est tout dire. Les jeunes des générations les plus pures de la Patrie. Et nous, qui sommes jeunes d’esprit, nous éprouvons un sentiment d’admiration sans conditions.

DES LANGAGES: Bien évidemment, sans conditions. Et quelles conditions voudriez-vous y mettre? Qu’il écrive des choses sensées? Ce seraient des conditions tout à fait inacceptables, pour un tel Hyacinthicule: (presqu’en mâchant entre ses dents) Entre et adore.

BODONI DU TALON:…pour la connaissance, comme d’une fuite irréparable, qu’il eut du Temps, pour la notion qu’il exprima, comme jamais personne, de la fragilité de toute vicissitude humaine et de la dissolution dans le néant de toute fable, de toute flatterie; pour la douloureuse, mélancolique note de pédale par laquelle son dire semble s’exaler, (grandiose, véhément) pour la vigueur avec laquelle il se dresse… face à face… contre tous les lâches, les offenseurs, les oppresseurs; contre les tyrans! d’où qu’ils soient (en s’embrouillant) contre Bonaparte lui-même!

MADAME CLORINDE: (un peu alarmée par le crescendo) Certes, un homme de la sorte…

BODONI DU TALON: (très assuré) Un jeune! Un garçon de vingt ans! L’esprit de la liberté semble évoquer et devancer son impétueux poème, tout comme les «Antilles» appelaient et devançaient la proue du navigateur, le regard du pilote et celui du guetteur, vers les lointains de plus en plus reculés de la mer…

DES LANGAGES (solennel): le pilote avait la berlue: ainsi que le guetteur.

BODONI DU TALON: Le cynique ignore le rêve, ignore l’espoir, ignore l’idée… oui, l’idéal… L’esprit de la liberté entraînait à sa suite les vers de Foscolo…

DES LANGAGES: J’en conviens. Chaque fois que l’arrivée du Nain était annoncée, au col de Cadibona ou au pas du Grand-Saint-Bernard, à quatre cent trente-cinq mètres ou à deux mille quatre cent trente-sept mètres au-dessus de la mer. Puisque le Nain était attendu par les grands malins comme l’esprit de la liberté…

BODONI DU TALON: Chaque fois quoi?

DES LANGAGES (d’une voix truculente, mais crépitante et vulgaire: simulant la lecture subite d’une proclamation, ou d’un ordre d’opérations): Gênes! Cinq glaciaire huitième année! (plus familièrement) parce que frimaire il l’appelait glaciaire: frimaire est un mot terriblement français, c’est même tout à fait français, né français: comme frigidaire.

MADAME CLORINDE: C’est vrai que… frimaire… aucun Italien ne comprendrait…

DES LANGAGES: Glaciaire, en revanche, tout le monde comprend ça tout de suite… C’est comme si je le sentais, ce petit vent frisquet! un beau frigidaire de la huitième année: un mois glaciaire! Je vous le recommande…

MADAME CLORINDE: Un désir ardent de liberté jaillit de sa poitrine…

DES LANGAGES: C’est ça, de son sein. Tous ceux qui brûlent de désir, toute la poésie lyrique, toute la poésie mélique, et même la musique… jaillissent d’une cavité quelconque… plus ou moins organique… plus ou moins organistique… La musette de Pan au repos ombragé, la matrice de la pastorale… avant que d’être musette…

BODONI DU TALON: La pastorale!… La nymphe Syrinx transformée par Gé en roseau des marais: la vaine embrassade de Pan: les sept calames tranformés en symphonie, ou en musette…

(Court intervalle avec son d’un instrument lointain, haut-bois ou flûte; un thème pastoral ébauché dans le silence, presque égrené note à note)

BODONI DU TALON: Les accents de la divine fistule… dans les vastes lointains de midi…

MADAME CLORINDE: Est-il vrai que Foscolo rappelait un peu, par son visage et par sa poitrine, l’image d’un habitant des bois d’Arcadie, d’un sylvain ou d’un faune?

DES LANGAGES: D’un satyre, vous voulez dire: surtout par ses oreilles en pointe. Son portrait tout craché! Plus satyre que ça, tu meurs. Il avait aussi le pied fendu, comme un bouc. Mais il n’avait pas que les sabots de fendu.

BODONI DU TALON (hors de lui): La bave de Langages n’atteint pas la colombe! Le magnifique sonnet «Fendu est mon front, caves et fixes sont mes yeux», de 1801, nous donne l’autoportrait physique du poète, qui se transforme petit à petit en un autoportrait moral de la plus pressante éloquence.

DES LANGAGES: Nicolas Hugon, avec toute l’ardeur de ses vingt-trois ans, est épris de lui-même.

BODONI DU TALON: «Beau cou»: et il finira par le découvrir, un jour, devant le pinceau de Fabre. «Hirsute est ma poitrine» qui offre la variante «large est ma poitrine»: et cette autre aussi «nue est ma poitrine»…

DES LANGAGES:…qui n’a aucun sens. Moi aussi, ma poitrine est nue avant que j’enfile ma chemise.

BODONI DU TALON (didactique): La leçon la plus sûre et la plus efficace est «hirsute». «Nue» n’est probablement qu’une erreur de copie: de toute manière, une leçon incertaine.

DES LANGAGES: Elle exprime le fait très certain que le poète mourait d’envie de se la mettre à nu, et de se mettre à nu en général. Une fois nu, il était sûr d’être irrésistible. «Approchez, mesdames et messieurs! Un petit sou, rien qu’un misérable petit sou!… Pour voir la poitrine d’Hugues Foscolo!»

BODONI DU TALON: La nature vous a refusé toute possibilité de lire, et évidemment de comprendre, quelqu’un comme Foscolo… «Hirsute est ma poitrine» est un accent profond, presque de pitié envers soi-même: une contemplation que nous pourrions croire miséricordieuse et pratiquement religieuse de sa propre laideur physique… hirsute est ma poitrine veut dire…

DES LANGAGES: «… bien que descendu d’un chimpanzé vers la mer Ionienne, malgré tout, dans ma cage thoracique se logent gentillesse, mélancolie et hypocondrie; clartés helléniques et attiques dans ma pupille, et sur toute ma peau le désir et le sens de la lyre et de la lyrette, muses, harpes, cistres ou cithares, comme on veut, et le souffle du dieu citharède écorcheur de Marsyas, sans dire d’une profusion irrémédiable de sens magnanimes: jusqu’au sens des sépulcres et des tombeaux des grands…»

BODONI DU TALON: Noli miscere sacra profanis! (1) Ayez au moins le respect des tombes!

DES LANGAGES: «… dans la grande église franciscaine vide et froide, meublée de ce frivole, de ce je-m’en-foutiste allégorisme baroque… qui fait penser à des squelettes rococo adaptés aux courbures des sarcophages…»

BODONI DU TALON (impétueux): Le monument à Victor Alfieri est de Canova! Et l’Italie n’est pas frivole!

DES LANGAGES: Oh que non! C’est une belle nourrice qui pleure auprès des cendres de cet homme austère en train de poser et qui, en compagnie de ces grands hommes, habite l’éternel…

MADAME CLORINDE: Mon amie, madame le professeur Gambettes m’a dit que, après les Grâces, c’est le chef-d’œuvre de Canova.

DES LANGAGES: Alors ce doit être le vice-chef-d’œuvre. L’Italie pleure le départ d’Alfieri. Et là-haut, sur le sarcophage en bonbonnière de ce cher bonbon qui redonnait vigueur au sceptre… du duc Valentin, et qui pour nous effeuillait les lauriers du futur duc Alexandre de Médicis, s’est perchée… la Diplomatie. Se consacrant tout entier à ses fixations marmoréennes, obsédé par les nudités ou par les robes féminines et, bien entendu, marmoréennes, qu’il croit être le nec plus ultra du classicisme, tout embrasé par le souffle d’Apollon et celui de ses fillettes, Hugues ne parvient pas à faire la différence entre une église franciscaine et une Italie canovienne, entre l’étoilage de l’Italie étoilée et le sceptre giambolognesque de cet abruti de Côme à califourchon sur son cheval bedonnant: lui vert-bronze et vert-bronze le cheval. Extasié par une évaporation de fantômes féminins en corsage, il voit des «vierges» même sur l’aérien coteau de Beauregard. Non, notre cher Rouflaquettes n’a pas le moindre sens de la forme. Florence est pour lui une ville néoclassique, toute de pierre et de crépis qu’elle soit. Le Grand Blafard, (2) il l’aimerait femelle; ce n’est malheureusement qu’un faquin: et les rhumatismes ne lui laissent pas de répit.

BODONI DU TALON (s’adressant à Madame Clorinde): Non content de se moquer de l’aspect physique du poète, Langages voudrait aussi en dénigrer ou démolir l’œuvre. Mais l’œuvre de Foscolo est inattaquable, de quelque côté qu’on la prenne. La poésie de Foscolo, non, on n’y touche pas.

DES LANGAGES: Je ne me moquais pas de l’aspect physique. Je disais que se vanter de ses poils… c’est une opinion de coiffeur.

MADAME CLORINDE: De coiffeur? Mais quelle opinion?

DES LANGAGES: L’opinion selon laquelle beaucoup de poils fait beaucoup de musique.

MADAME CLORINDE: Vous déraisonnez complètement, mon ami.

BODONI DU TALON: Votre esprit aigri, déformateur, vous induit à fausser toute circonstance. Et même s’il s’agissait de vérité, certaines misères n’ont rien à voir avec la poésie.

DES LANGAGES: Dans les «poésies de Foscolo» tout se réduit à une recherche onomastique hellénisante ou, de toute façon, classique, à un vocabulaire inutilement compliqué: à une séquence d’images qu’il croit être grecques ou marmoréennes, à un vague désir de femmes de marbre en tunique, ou, de préférence, sans tunique, qu’il appelle «vierges». J’ai la sensation qu’il les aimait de quatorze ans: même si, dans la pratique, pour éviter les ennuis, ses maîtresses ultra-mariées, étaient un peu plus âgées…

BODONI DU TALON (didactique): Les Muses et les Grâces sont imaginées vierges pour signifier l’état de la flamme juvénile, de l’ardeur et de la pureté prophétique, d’où jaillit toute poésie véritable.

DES LANGAGES: Les Grâces, les Muses, les Piérides, les Castalies, les Pimpléennes! Jules Romain, pour ne parler que de lui, les a dotées de belles chairs, dans l’échauffement de la danse, de grandes tuniques ouvertes à tous les vents!

BODONI DU TALON: Laissons là ces fabulations! Que vient-il faire Jules Romain? Il est inutile de s’échauffer…

MADAME CLORINDE: Nous parlions du cinq glaciaire…

BODONI DU TALON: La lettre à Bonaparte, de décembre quatre-vingt-dix-neuf, l’ode «Bonaparte Libérateur», de l’homme libre Nicolas Hugues Foscolo. Elles nous disent ce qu’était l’esprit du poète, dans ces moments dramatiques… l’une et l’autre s’intègrent.

DES LANGAGES: Ce que l’une dit, l’autre le nie… Avec le glaciaire à son crépuscule, on apercevait déjà le napoléon…

BODONI DU TALON: Personne n’avait encore écrit des vers comme ceux-là, si généreux… ni osé adresser une lettre si hardie… au citoyen-général qui allait se transformer… en Premier Consul.

DES LANGAGES: En quoi le Nain ne s’est-il pas transformé?

BODONI DU TALON (impétueux): Ce nain-là, comme vous l’appelez, était un géant! Vous ne savez pas voir les raisons de l’esprit! Vous ne voyez jamais au-delà de la matière!

DES LANGAGES: Cinq glaciaire huitième année correspond au 27 novembre 1799.

BODONI DU TALON (citant par cœur): «Je te dédiais cette Ode, au moment où, après avoir remporté la victoire en douze journées (3) et vingt-cinq combats, pris d’assaut dix forteresses, conquis huit provinces, enlevé cent cinquante étendards, quatre cents canons et cent mille prisonniers…»

DES LANGAGES: Les morts, ne serait-ce que les Français, il les laisse de côté…

BODONI DU TALON (emporté par son emphase): «… anéanti cinq armées, désarmé le roi de Sardaigne, terrifié Ferdinand IV, humilié Pie VI, renversé deux anciennes républiques.»

DES LANGAGES: Je ne vois pas comment on pourrait appeler poète le cuisinier tarabiscoté d’un si grand pastis: même s’il n’avait que vingt-et-un ans…

BODONI DU TALON: Vingt-et-un ans et trois quart.

DES LANGAGES:…qui est l’âge de l’idiotie poétique.

MADAME CLORINDE: Mais que dites-vous? Vingt-et-un ans, c’est le meilleur âge… pour les poètes…

DES LANGAGES: «Mais toi…», et par ce toi, il s’adresse à la Liberté…

BODONI DU TALON (récitant par cœur):

Mais toi, des sublimes cimes des Alpes,
au vacarme des trompettes et des timbales,
tu guettes l’Ausonie…

DES LANGAGES: Sublimes cimes, mis à part la cacophonie, pourrait aller pour le Grand-Saint-Bernard: mais cela allait moins bien pour la petite bouche d’Altare, ou Col de Cadibona, comme on veut, à quatre cent trente-cinq mètres au-dessus du niveau.

MADAME CLORINDE: Au-dessus de quel niveau?

DES LANGAGES: Au-dessus du niveau par antonomase. La timbale de macaronis, vraiment, il aurait mieux fait de s’en passer…

BODONI DU TALON: En quatre-vingt-dix-neuf, Hugues triomphe de sa douleur: grâce à l’espoir renouvelé. Un Bonaparte revigoré dans les idéaux italiens fera, cette fois-ci, l’Italie… y compris Venise. Rien ni personne ne pourra l’en empêcher.

DES LANGAGES: C’est cela. La véhémence des vers foscoliens semble faire irruption sur le pont d’Arcole, comme le Nain à la tête des grenadiers d’Augereau…

MADAME CLORINDE: Que le Seigneur soit loué! Et les grenadiers du pont d’Hercule…

DES LANGAGES: Le village d’Arcole, en novembre quatre-vingt-seize, émergeait comme un îlot lagunaire au-dessus des eaux débordantes de l’Alpone et de tous les canaux de collecte et d’égouttement entre Belfiore et Saint-Boniface.

BODONI DU TALON (sur un ton d’approbation qui justifie Bonaparte): Bonaparte avait hardiment avancé vers la région trévisane et vers le Frioul, sans trop tenir compte, peut-être, d’une menace renouvelée sur son flanc.

DES LANGAGES: Le carnage de Rivoli n’avait pas brisé l’Autriche.

BODONI DU TALON: De nouvelles colonnes dévalaient du Trentin avec les crues automnales des fleuves, le Pregno, l’Alpone, jusqu’à l’Adige. Vienne était son but! Son génie foudroyant visait, en définitive…

DES LANGAGES: (d’une voix vulgaire et tapageuse): La foudre de cet homme sûr de lui voulait s’abattre jusqu’à Vienne. Mais la foudre, il fut obligé de se la rengainer. Et ce fut ainsi… qu’il recula. Et il errait, plein de désespoir, le long des routes de la plaine véronaise réduite à un lac. On aurait dit un rat dans un pot de chambre.

MADAME CLORINDE: Mais pourquoi donc le pont d’Hercule?

DES LANGAGES: La peur, dans la kabbale, cela fait quatre-vingt-dix. Elle fit du Nain un héros. Et le miracle s’est vérifié à Arcole. Napoléon dans la mêlée! L’unique fois dans toute sa vie. Le quinze novembre, à la tête des grenadiers d’Augereau, et à cheval il se jeta sur le très étroit pont de bois par lequel on accédait au village.

BODONI DU TALON: La bataille pour la possession d’Arcole dura trois jours, quinze-seize-dix-sept novembre. Trois attaques convergentes…

DES LANGAGES: Convergentes, mon œil. Trois attaques successives, de trois côtés distincts; la première, avec le Nain à sa tête, fit fiasco au bout d’une heure, malgré la valeur des attaquants…

BODONI DU TALON: Napoléon saisit le drapeau…

DES LANGAGES: Une peinture le représentait à pied, empoignant la hampe du drapeau tricolore, grenadier parmi les grenadiers. Mais cette peinture n’est qu’un bobard…

MADAME CLORINDE (effrayée, implorante): Monsieur l’avocat!

DES LANGAGES: Un beau bobard. Primo: parce que le Nain, ce jour-là, n’avait cessé d’être un nain, et n’était pas du tout devenu un grenadier. Secundo: parce qu’il trottina vers le pont d’Hercule, comme vous vous l’appelez, à cheval, et non à pied. Tertio: parce que les grenadiers de la division Augereau, bien qu’ils fussent des héros, n’y parvinrent pas. Quarto: parce que dans le «sauve qui peut» général le Nain fut emporté, à reculons, bien entendu, lui, le drapeau, le chapeau et le cheval: et ils tombèrent à l’eau tous les quatre.

BODONI DU TALON: D’autant plus hardi celui qui risque le tout pour le tout!…

DES LANGAGES: Il n’a pas attrapé de pneumonie, ça c’est vrai.

MADAME CLORINDE: Mais, dites-moi, Foscolo, ce n’est pas de sa faute si le général Bonaparte est tombé de cheval!

DES LANGAGES: Le général Bonaparte n’est pas «tombé de cheval»: il n’était pas cette Louise Pallas qui, elle, tomba de son cheval. (4) Il est tombé à l’eau par-dessus le parapet, en même temps que son cheval, son chapeau, ainsi que tout le harnachement. Quelle scène! Sous les coups de feu de ces autres Tarteufel… Et voici Foscolo:

Et la haute bannière tricolore
que dans un mortel tumulte empoigne
le Chef qui exhorte, presse, invite, et de mille façons
passe et vole, tel un dieu, d’une cohorte à l’autre:
et le combat reste pourtant douteux; et lui,
là où les sabots des chevaux foulent le plus
de sang, faisant le sang jaillir et pleuvoir…

MADAME CLORINDE (enthousiaste): C’étaient donc des grenadiers à cheval?

DES LANGAGES: Non, c’étaient des grenadiers à pied, comme tous les grenadiers de ce monde. Les chevaux sont une licence poétique… Pour un poète du calibre de Foscolo il est permis de faire prendre le pont d’Hercule par des grenadiers à cheval…

BODONI DU TALON: L’enregistrement mesquin d’un fourrier vériste ne saurait concerner le Poète. Foscolo n’était pas un sergent d’infanterie. (emphatique)

… dans la mêlée acharnée, d’où la mort ne s’éloigne
jamais, il s’élance avec les siens, défiant le sort,
invincible guerrier, et au milieu des flammes empoigne
et triomphe; et l’Italie crie: liberté!

DES LANGAGES: Cette liberté qui prit fin à Campoformio un an plus tard: le 17 octobre 1797. Pour l’instant il n’y eut que ce bain froid; en quatre-vingt-dix-neuf il y aura le frigidaire: oui, le glaciaire.

BODONI DU TALON: Cet admirable tableau de bataille…

DES LANGAGES (avec insistance):…couronnée d’un bain froid à cheval…

BODONI DU TALON:… semble emprunter ses rimes en oigne à la surexcitation dantesque de la Basvilliane(5)

DES LANGAGES:… lesquelles par une addition rare de «poigne», de «joigne» et de «soigne», vocables peu utilisés en poésie, semblent être…

BODONI DU TALON: Elles semblent et elles sont:

Déjà l’Enfer vaincu de la mêlée s’éloigne
et l’esprit de l’Abysse s’enfuit,
en fermant dans le vide sa terrible poigne…

DES LANGAGES: L’oigne et la poigne sont deux sœurs terribles dans l’histoire de la rimerie italienne: (à tort et à travers): contre meilleur vouloir, vouloir manque de poigne. (6) Mais laissons de côté la chute de Bonaparte à cheval au pont d’Hercule: et passons à la chute de cheval de madame Pallas, sur la petite plage de Sestri.

BODONI DU TALON (informé): De Sestri Ponent.

Interlude

Fanfare militaire ou, plutôt, court morceau symphonique «qui exprime» une charge de cosaques (Bataille de Lecco, 26 avril 1799) ou siège-bombardement (de Gênes, printemps de 1800).

Deuxieme partie

MADAME CLORINDE: Madame le professeur Gambettes me dit que l’ode pour la chute de la noble Dame Louise De Ferrari est une des plus splendides… qui aient jamais été écrites.

DES LANGAGES: Les chutes des nobles dames ont toujours donné lieu à de splendides odes dans toute l’histoire de l’humanité. Celle de Foscolo est la plus splendide: la plus pathétique.

BODONI DU TALON: C’est un hymne à la beauté féminine, et je dirais à l’espoir…

DES LANGAGES: A ce petit bout d’espoir habituel qu’il a, lui aussi, de leur faire l’amour, en sacrifiant, sur l’autel de l’amour, une mince poignée d’heptasyllabes: plus ou moins repris de Salvioli, plus ou moins repris de… Parini: (cela ne va pas très loin!…)

BODONI DU TALON: Au pont d’Arcole, un destrier chevauché par un héros…

DES LANGAGES: un héros qui sauve sa grosse tête pour une petite couronne: alors que, par contre, Kléber, Joubert, Desaix, Marceau y ont laissé leur peau.

MADAME CLORINDE (suave): Où ça? Au pont d’Hercule?

DES LANGAGES: Non… Au Caire, à Novi Ligure, à Marengo, à Altenkirchen. Nelson lui-même s’est fait rouler à Trafalgar, comme seuls les héros savent se faire rouler, quand ce ne sont pas des héros qui savent ramper, du genre Bonaparte.

MADAME CLORINDE: Nelson? Et qui était-ce?

DES LANGAGES: Madame le professeur Gambettes a dû vous le dire: celui-là même qui fit trancher le plus grand des pins d’un navire vaincu et y creusa son cercueil.

MADAME CLORINDE: Le plus grand des Pins? Deux frères qui s’appelaient tous les deux Pins? Etait-ce bien leur nom de famille? Ou je me trompe?

DES LANGAGES: Vous vous trompez. «Le plus grand des pins», cela veut dire le grand mât. «Fit trancher», cela veut dire qu’il l’a fait scier à la base. «Y creusa son cercueil», cela veut dire qu’il l’a fait entailler avec un canif: et qu’il en a fait faire une caisse de mort d’une seule pièce, un peu comme les canoës des Indiens, ou les sarcophages des Pharaons. Foscolo, lui, a le mérite de faire de la poésie: rien que de la poésie. Que les militaires brûlent leurs cartouches, et les héros tirent leurs coups de canon: lui, il pétarade à tort et à travers ses hendécasyllabes à la suite des tirs vrais et terribles. Quant à sir Horatio, sa peau, il l’a laissée à Trafalgar, sur le «Victory». Il battait pavillon amiral, le «Victory», l’ordre d’ouvrir le feu fut donné à partir du plus grand des pins: et il fut donné une fois liquidée la soupe, avec une double gamelle de rhum.

BODONI DU TALON: L’ordre d’ouvrir le feu?

DES LANGAGES: Oui, monsieur: ce n’était pas un hendécasyllabe: mais tout le monde lui a obéi, c’est-à-dire qu’il l’ont gobé avec leur rhum. England expects…

BODONI DU TALON: Qu’expecte-t-elle?

DES LANGAGES:… that every man…

MADAME CLORINDE: Cela me semble un peu froid.

DES LANGAGES:…will do his duty.

MADAME CLORINDE: A mon avis, il aurait fallu quelque chose de plus vibrant… Sursum corda!…

DES LANGAGES: Le devoir qui vous semble un peu froid signifia cinq cents hommes tombés morts, et mille deux cents blessés: alors que le devoir français (et espagnol) fut de quatre mille…

MADAME CLORINDE: Quatre mille?

DES LANGAGES:… morts et mille trois cents blessés.

BODONI DU TALON: «Navire vaincu» rappelle Virgile, dans la troisième de ses Géorgiques: «bisque triumphatas utroque ab litore gentis». (profond) Ce sont les progrès… de la poudre à canons.

MADAME CLORINDE: Mais je n’ai pas encore compris ce que vient faire la caisse.

DES LANGAGES: Quelle caisse?

MADAME CLORINDE: La caisse de mort d’une seule pièce, du capitaine de vaisseau du double rhum.

DES LANGAGES (chantonnant, d’après Stevenson):

Fifteen men, and the dead mans chest,
Jo, Jo, Jo, and a bottle of rum.

Notre amiral Horace, la traîna avec lui par monts et par vaux comme si c’était la queue de son frac. Un talisman à l’envers.

MADAME CLORINDE: Vous voulez dire que ça ne lui a pas porté chance?

DES LANGAGES: Je ne sais pas s’il s’agit de chance ou de malheur. Le vainqueur de Trafalgar l’utilisa: cela, c’est certain. Et les vierges britanniques prièrent en vain…

MADAME CLORINDE: Il n’est jamais inutile de prier le Seigneur.

DES LANGAGES: «Les génies du retour en faveur de ce preux» n’ont pas marché. C’est-à-dire: le preux a bien accosté de nouveau dans sa patrie, à l’intérieur du cercueil qu’il se creusa.

MADAME CLORINDE: Et les vierges britanniques?

DES LANGAGES: Pour Foscolo, vous êtes toutes vierges, même lorsque vous êtes britanniques. D’ailleurs, c’était sa spécialité. Exalter les vierges et faire dodo avec les femmes mariées.

MADAME CLORINDE (implorant): Monsieur l’avocat! Ne m’obligez pas à me lever!

DES LANGAGES: Non, ne vous dérangez pas. Il y a plus de vierges dans les mille neuf cents vers de Foscolo que dans toute l’histoire de la Rome antique. Dans ses «Grâces», même les quadrupèdes sont vierges.

MADAME CLORINDE (en riant): Mon Dieu! Monsieur l’avocat! Arrêtez.

DES LANGAGES (imperturbable): Vierges les hommes, vierges les femmes, vierges les chevaux et les juments, vierge la biche de Diane. Ainsi que Diane. Et les Muses. Et Minerve. Personne qui se sauve de la virginité.

BODONI DU TALON: Vous faites erreur. Et arrêtez.

DES LANGAGES: Il barbote, il rêve de barboter toute la vie dans un collège de Pimpléennes, dans une mer de pensionnaires: qui raclent on ne sait quelles mandolines, on ne sait quelles harpes. Il s’enfle et fait la brasse comme une grenouille dans cet océan, heureux, extasié, avec ses rouflaquettes électrisées: en roulant des yeux: dans la certitude d’être irrésistible.

BODONI DU TALON: Ne faites pas insulte au poète, ni à la douce tristesse de ses vers: n’offensez pas la pauvreté, l’éloignement de la patrie, l’intellect si fervent, l’exil sans retour. Comment peut-on tourner en dérision la mémoire de celui qui a écrit le sonnet:

Et plus ne toucherai les sacrées berges
où reposait mon petit corps d’enfant,
ô ma Zante qui te mires dans l’onde
de la mer grecque, d’où vierge vit le jour
Vénus(7)

DES LANGAGES: Et voilà! Vénus aussi! Ce sont des hendécasyllabes qui font pouffer de rire. Les sacrées berges, la mer grecque, ô ma Thérèse: et Vénus qui est née vierge; comme moi: comme nous tous! Mais qu’il aille au diable!

MADAME CLORINDE: Qui donc?

DES LANGAGES: L’helléniste! Le fils de cette Madame Diamantine! Monsieur Rouflaquettes! (bredouillant de rage) Lui et sa Vé-vénus vi-vierge!

BODONI DU TALON: Mais vous, respectez plutôt… ma modeste personne: mon jugement de critique qui, sur la poésie de notre poète de Zante, a usé une décennie de sa vie.

DES LANGAGES: Une trentaine d’années aurait été préférable. Vous auriez eu le temps de vous en lasser.

BODONI DU TALON: Et ces digressions continues, cette déviation continue du discours!… que l’on retrouve ensuite péniblement, que l’on reprend avec peine.

DES LANGAGES: Une incursion inutile dans la complexe thématique de la poésie de Foscolo, dans le vaste champ des trente-sept idées d’Hugues Foscolo; dans la gypsothèque et dans la marbrothèque des vierges: Euphrosyne, Aglaé, Thalie: et de leurs gentils cuculs: marbre saccharoïde de premier choix: (à mi-voix, bougonnant presque en aparté) entre et adore.

BODONI DU TALON: Pas de marbrothèque. C’est assez avec vos digressions, avec vos débandades. On parlait du pont d’Arcole et de la galopade de Sestri. Je souhaitais comparer ces deux affaires…

DES LANAGES: Ces deux culbutes…

BODONI DU TALON: Pour Vous signifier… (il indique Madame Clorinde), à Vous qui nous écoutez, qui nous faites l’honneur d’une si grande attention, quelles étaient la sensibilité, les capacités du poète. Là un héros, ici une jeune fille… sportive…

DES LANGAGES (plein de bave et de bile) Une jeune fille mariée! (chahutant) tout ce qu’il y a de mariée!

BODONI DU TALON: Un héros: une amazone!

DES LANGAGES: Là un quadrupède. Ici un autre quadrupède. C’est vous qui rêvez d’amazone! La chère Dame Pallas, une fois hissée sur son cheval, trottina: et à la première ruade, elle dégringola. Et son pied resta pris dans l’étrier. Et a-mazon…

BODONI DU TALON (plein d’esprit): C’était une amazone apprentie. Elle était, justement, en train d’apprendre… à chevaucher. Comme Achille, à douze ans, sur la croupe de Chiron.

MADAME CLORINDE: Sur la croupe de qui?

BODONI DU TALON (d’un ton prétentieux et pédant): De ce brave centaure Chiron, affectueux et valeureux pédagogue de tous les Grecs… de douze ans.

DES LANGAGES:…et a-mazon signifie… vierge privée d’un sein, que l’on appelle vulgairement mamelle. Et notre Pallas n’était pas vierge, c’est-à-dire une jeune fille, parce qu’elle était mariée: je le répète: tout ce qu’il y a de plus mariée! Et elle avait bien ses deux mamelles: (faisant le geste avec les bras en demi-cercle) deux pastèques comme ça.

BODONI DU TALON (se levant brusquement): Monsieur l’avocat! Nous ne sommes pas au marché!

MADAME CLORINDE (tout en rigolant, amusée, elle fait signe à Bodoni de s’asseoir).

BODONI DU TALON (fin de non recevoir): Là un héros (orageux) entraîné vers le bas par la chaussée (dramatique) sous le crépitement des fusils ennemis… (en crescendo) au milieu du sauve-qui-peut des grenadiers… (épique) pris dans l’enfilade…

DES LANGAGES: Des grenadiers à cheval. Ici une héroïne: sur son gros cheval apeuré… par les grosses vagues. Par la giclée des brisants, je veux dire; au-dessus des petit cailloux de la plage: qui font entendre ce chant égrené, puis sourd, comme celui des haricots secs en train de bouillir.

MADAME CLORINDE: Certes, la Riviera de Ponent…

DES LANGAGES:… Et ce gros cheval portait une femme en selle. Et friquée qui plus est. Il suffit de dire qu’elle s’appelait De Ferrari. A l’idée de la femme…

BODONI DU TALON:… de la noble Dame…

DES LANGAGES: A l’idée de la femme, conjuguée avec l’idée du métal doré, le poète est hors de lui.

MADAME CLORINDE: Mais pourquoi De Ferrari, si vous avez toujours parlé de Pallavicini? Même dans le livre, d’ailleurs, c’est cela qui est écrit: Louise Pallavicini, tombée de son cheval. J’en suis certaine: même dans le livre.

DES LANGAGES (ébahi): Dans le livre? Quel livre? Où l’avez-vous trouvé? Qui vous l’a prêté?

MADAME CLORINDE: Allons donc! Vous ne vous souvenez plus? Dans le livre dont je vous ai parlé le jour des Rois! Qui m’a été offert par ma meilleure amie, avec une dédicace de sa main: madame le professeur Gambettes. C’est elle qui l’a écrit.

DES LANGAGES: Ah bon? Et c’était quoi le titre?

MADAME CLORINDE: Le titre… Attendez donc… Il y a si longtemps!… Ah! (avec une légère emphase, et presque joyeuse) «Hugues Foscolo…»

DES LANGAGES: Et puis?

MADAME CLORINDE (avec décision): «Hugues Foscolo. Poète de la beauté immortelle et de la passion désespérée.»

DES LANGAGES: L’éditeur?

MADAME CLORINDE: L’éditeur… Echalas et Cheval, Chevaux-les-Bains.

BODONI DU TALON: (sur le ton soutenu de celui qui sait): Dans la province de Ravenne. Le petit volume de madame Gambettes a eu un très bel article de Joseph Ferrari, paru dans «L’Hirondeau», pardon, dans «L’Alouette», le brillant hebdomadaire de Bourg-la-Castagne. C’est un journal de chasse…

DES LANGAGES: Et ce Ferrari de la Castagne est-ce un parent de la De Ferrari de Sestri Ponent? C’est-à-dire de dame Louise?

BODONI DU TALON: Non. Celui-ci ne s’appelle que Ferrari: Joseph Ferrari-Fessons, de Saint-Bernardin-de-Val-Castagne.

DES LANGAGES: L’autre étant Louise Pallavicini.

BODONI DU TALON (sérieux): Louise Pallavicini épouse De Ferrari.

DES LANGAGES: Vierge, il va sans dire, en qualité de Cynthia, en qualité de Pallas: et quelque peu mariée en qualité de Pallavicini Louise… épouse De Ferrari.

BODONI DU TALON: Le nom des Pallavicini était sans doute plus connu, et plus noble aussi, héraldiquement parlant, que celui des De Ferrari. Et comme le premier était plus illustre que le second…

DES LANGAGES: Et comme l’idée, c’est-à-dire rien que le nom du mari l’agaçait légèrement, notre homme libre Nicolas…

BODONI DU TALON: Alors, tout épris de ce nom, et des fantômes de l’ancienne république… maritime… qui avait vu naître Colomb…

DES LANGAGES: Il opte pour Pallavicini… Louise. Et il la compare à Pallas, puis à Cynthia…

BODONI DU TALON:… attribut d’Artémis, la déesse de la chasse…

DES LANGAGES:… outre que de la sécurité virginale…

BODONI DU TALON:… du nom du mont Cynthe, dans l’île de Délos, très riche en gibier.

DES LANGAGES: Le gibier est hors de discussion. Quant à la chasse, il semble certain que dame Louise chassait, et se laissait chasser de bon gré: le long de toute la riviera gênoise, de Ponent comme de levant: par les meilleurs fusils de chasse du Bisagno, du Polcévera.

BODONI DU TALON: Par les cavaliers charmés…

DES LANGAGES:… charmés par les qualités de son esprit élevé.

BODONI DU TALON:… cavaliers que le poète appelle… à la latine, «les amours»: au pluriel. C’est le «meos amores» de Catulle. «Pour toi pleurent les amours.»

DES LANGAGES: Pour madame Pallavicini il s’agissait de sept poursuivants à la fois. Et d’amourasses au pluriel, avec des moustaches au pluriel double… «Lugète o Veneres Cupidinesque.»

BODONI DU TALON: Les dards de Cupidon, exceptionnellement, peuvent blesser plusieurs cœurs à la fois.

DES LANGAGES: Moi, quoi qu’il en soit, j’aurais écrit: «Là tes amours te plaquent».

MADAME CLORINDE (impressionnée): Mais pourquoi donc? Pourquoi auraient-ils dû… la quitter?

DES LANGAGES: C’est, justement, toute l’affaire.

BODONI DU TALON: Justement?… Qu’est-ce à dire?

DES LANGAGES: La jambe dans le plâtre… Avec une jambe dans le plâtre, les petits amours à grosses moustache s’envolent eux aussi comme une petite bande de passereaux dès qu’ils ont saisi l’allusion…

BODONI DU TALON: Quelle allusion?

DES LANGAGES: L’allusion qu’il n’y a plus rien à becqueter.

BODONI DU TALON (sévère, indigné): Nous parlions d’Hugues Foscolo!

MADAME CLORINDE (implorant, d’une voix harmonieuse): Monsieur l’avocat! (plus sereine): Je pense que le cœur de Foscolo, ardent et hardi comme il était, a dû palpiter pour elle…

DES LANGAGES: Pour ce qui est de palpiter, il a dû palpiter, le cœur de Foscolo. Tac tac. ça faisait longtemps qu’il palpitait son cœur. Un peu pour toutes. A l’idée des quartiers de noblesse et du métal doré on ne doute plus de rien. Mais j’ai l’impression que notre noble Dame… notre bartavelle battant de la queue… notre merveilleuse, quoique infortunée, cavalière… a dû flairer quelque chose dans son jeu.

MADAME CLORINDE: Quelle façon de parler! Ce n’était pas une chienne: qu’aurait-elle pu flairer?

DES LANGAGES: Que notre «très jeune capitaine» était tout de même à sec, bien qu’il fût Grec. Il n’avait pas l’étoffe d’un milliardaire: non. Il avait découvert la pierre philosophale, notre capitaine: celle des poches éternellement vides. Ce qui est une maigre perspective pour une noble dame gênoise.

BODONI DU TALON: Ma grand-mère était ligurienne, souvenez-vous-en! Et, faites gaffe, doublement ligurienne: elle était née à Pietra Ligure.

DES LANGAGES (plein de bave): Mes plus profondes excuses.

MADAME CLORINDE: Pauvre Louise. Une telle chute de cheval!

DES LANGAGES: Pauvre jambette cassette!

MADAME CLORINDE: Mon amie, madame le professeur Gambettes, a écrit justement… comment dit-elle au juste?… que «la grande âme de Foscolo ne pouvait rester indifférente… face à… à une tragédie pareille».

DES LANGAGES: Indifférente… face… à la tragédie du péroné! (tressaillant) du fémur! Oh que non! indifférente, ça, jamais! La sale grande âme de Foscolo.

BODONI DU TALON: Il n’est pas dit qu’il s’agissait d’une fracture.

DES LANGAGES: Même si elle ne se l’est pas fracturée, ça va de soi! Etrillée et traînée, écorchée…

MADAME CLORINDE: Etrillée?

DES LANGAGES: Oui, parce qu’elle était restée accrochée à l’étrier. Traînée le long du littoral! De Sestri Ponent.

BODONI DU TALON: (sérieux et sûr de lui): L’attaque de l’ode est merveilleuse: d’une grâce, d’une sérénité, d’une douceur…

DES LANGAGES:… C’est ça: balsamique, vraiment. Une Croix Rouge, vraiment…

MADAME CLORINDE: Qu’avez-vous dit?

DES LANGAGES: Nous nageons en pleine Croix Rouge. Il ne manque plus que les pompiers.

BODONI DU TALON: Taisez-vous! A quarante ans passés! Quelle honte. Nous sommes en Grèce: au beau milieu des mythes et des fables de la Grèce. Voilà où nous sommes. En Hellade: (extasié) en Hellade! catégorie suprême de l’esprit et de la divine raison. L’Hellade! Sérénité immanente à l’Histoire des hommes! Lumière, libération, purification, catharsis! (il déclame extasié: et, entre-temps, il lisse ses sourcils comme s’il attendait un chatouillement surhumain):

Que les baumes heureux
te préparent les Grâces,
et les linges odorants
qu’elles tendaient à Vénus
quand la profane épine
blessa son pied divin,
Le jour où, folle, elle emplit
de ses plaintes l’Ida sacré,
lavant de ses cheveux
et de ses larmes baignant
le torse ensanglanté
du jeune enfant de Chypre. (8)

DES LANGAGES: Il me semble difficile qu’on ait pu déchirer… le torse du jeune cypriote de seize ans. Un sanglier ne bondit pas si haut.

BODONI DU TALON: Et où donc, alors, a-t-il été… blessé? A l’estomac? Je m’entends, à la hauteur de l’épigastre?

DES LANGAGES: Si vous entrez dans la salle des Flamands, au musée des Offices, cette salle des flamingands grands de trois mètres sur quatre, vous croiserez un tableau de deux sur trois de Hans van der Gans. Chasseurs de sangliers.

BODONI DU TALON: Et alors?

DES LANGAGES: Ils ont l’air de rigoler en sourdine, comme d’un mot d’ordre ignoré de Baedeker: assez trapus et bien portants: avec de grandes broches à la main: et un grand parapanse en vachette. On dirait qu’ils pensent à l’unisson: «on l’a bien eu!»

MADAME CLORINDE: On l’a bien eu, qui ça? La vachette?

DES LANGAGES: Oui, c’est ça! le parapanse: un grand tablier blanc. Ce n’est pas du lin: c’est du cuir.

BODONI DU TALON: Je ne saisis pas: (pensif) je ne comprends pas.

DES LANGAGES: Il vaut mieux, d’ailleurs. La blessure, ou la déchirure, qui expédia Adonis aux complaintes de l’Achéron, doit être rattachée, de toute façon, à certains rites sacrificiels… (préhistoriques…) d’origine phrygienne…

MADAME CLORINDE: Phrygienne?

DES LANGAGES: Oh que oui: phrygienne, phrygienne.

BODONI DU TALON: Le torse ensanglanté…

DES LANGAGES: Vous foutez en l’air toute la morale de la fable. Un chat à fouetter, vous dis-je… Mais il y avait d’autres chats à fouetter, à Gênes, au printemps de mille huit cent.

MADAME CLORINDE: Oh, les méchants! Et pourquoi s’amusaient-ils à les fouetter, pauvres matous?

DES LANGAGES: Ils «devaient» non seulement les fouetter, mais aussi les écorcher: pour la simple raison qu’ils devaient les manger. Et on ne peut pas les manger avec la peau. Un beau chat écorché, prêt pour la casserole, on payait trois écus: basilic compris. Dans les cinquante mille lires d’aujourd’hui.

MADAME CLORINDE: Dans une ville comme Gênes… une augmentation si énorme de la viande… de chat. C’est incroyable.

BODONI DU TALON: Du 9 mai 1798 au 9 octobre 1799, Bonaparte avait quitté le sol de France.

DES LANGAGES: Le Nain absent de la France: en train de se faire fracasser son équipe à Aboukir. Où est donc notre grenadier? Disparu derrière des pyramides millénaires. Il folichonne entre les burnous et les turbans, émir victorhuguesque et général emplumé de la République: il s’est flanqué, lui aussi, un turban sur la tête.

BODONI DU TALON: Au printemps de quatre-vingt-dix-neuf, la réaction austro-russe…

DES LANGAGES: Le chat n’étant pas là, les souris dansent.

BODONI DU TALON: Vous appelez ça des souris!

DES LANGAGES: La souris c’était lui, en l’occurrence… et une souris prise au piège.

BODONI DU TALON: Le fait est que les Russes, le 26 avril, arrivèrent à Lecco, les Autrichiens à Cassano d’Adda… Souvorof et Melas… Souvorov Alexandre Vassilievitch…

DES LANGAGES: Soixante-dix ans. Aussi sec qu’un clou. Un tic horrible au visage, une contraction d’épileptique. (Il ouvre un livre et lit à voix haute) «Il adorait sa patrie. Il s’agenouillait devant le drapeau national. Il haïssait les révolutionnaires comme Hannibal les Romains. Excentrique, histrion, héros. Il sonnait le réveil de ses troupes, dans le camp, avec un formidable cocorico. En temps de paix, il chantait à l’église avec le pope, il sonnait les cloches.»

BODONI DU TALON: Il ne supportait pas de regarder son visage dans un miroir.

DES LANGAGES: Tout le contraire de Foscolo qui avait une énorme opinion du sien: qui flageolait d’amour pour ses rouflaquettes.

BODONI DU TALON: Foscolo ne pouvait pas rester insensible au charme…

DES LANGAGES: De son propre œil de sale singe. Un phénomène d’auto-induction: d’inductance érotique.

BODONI DU TALON: Un jeune homme… un poète. Permettez-moi de dire…

DES LANGAGES (calmement): «La bataille du 15 août 1799 fut très violente. Trente-cinq mille Français, cinquante mille alliés: Russes et Autrichiens. Souvorof attaque le déploiement de Joubert, disposé en demi-cercle convexe entre le Scrivia, les faubourgs méridionaux de Novi, le château de Pasturana. Joubert, en première ligne, est frappé à mort dès l’ouverture des combats: il meurt sur le terrain. Et il est remplacé par Moreau.

BODONI DU TALON: Mais qu’est-ce tout cela veut dire? Qu’est-ce que cela a à voir avec l’ode pour Louise Pallavicini «tombée de cheval sur la riviera de Sestri»?

DES LANGAGES: Sur la riviera de Sestri la division chétive et affamée. André Masséna n’était pas une noble Dame à cheval.

BODONI DU TALON: Et avec cela? Qu’est-ce que vous voulez dire?

DES LANGAGES: Fin d’année. Début d’année. La dernière année du siècle. Foscolo s’est vanté d’être combattant. Il était, de toute façon, capitaine. Et à sa façon, il capitanait et combattait dans la division de Masséna. Le printemps approchait. Jam ver adpetebat. Masséna se replie dans Gênes. Et il est encerclé par une division, encore bien en chair, de l’armée autrichienne de Melas. Le siège de Gênes durera jusqu’au dix juin, jusqu’à la capitulation à cause de la faim. Et c’est ainsi que fleurira cette fleur d’ode, cette merveilleuse fleur d’ode pour madame Pallas…

BODONI DU TALON (intervention énergique):…de la puissance transfiguratrice du génie…

DES LANGAGES:… transfigurée en Vénus, en Pallas, en Pallas Vicini, en Louise Pallas catapultée de son cheval.

BODONI DU TALON (sérieux):… au cours d’une excursion à cheval à laquelle prenait part…

DES LANGAGES:… notre capitaine à cheval.

MADAME CLORINDE (distraite): Quel capitaine?

DES LANGAGES: Capitaine Rouflaquettes. Un combattant valeureux, pluridécoré pour son courage. Entre une partie de poker et l’autre, notre héros avait bien pensé à produire une pensée, et peut-être plus d’une, au sujet de madame Pallas à cheval. Le cheval…

BODONI DU TALON: Equus Caballus Linnaei…

DES LANGAGES: Le cheval.

MADAME CLORINDE: Mais notre Louise a été…

DES LANGAGES:… ruée de la selle par son canasson qui s’est emballé: car il en avait marre et il était estomaqué, quoique canasson, par ces galanteries blâmables. Les coups de canons d’Othon pleuvaient sur Gênes. Les mères n’avaient pas de quoi nourrir leurs enfants. Le peuple languissait. Le peuple et la commune languissaient, pour la Cause Inutile. Le pain manquait. L’herbe bouillie faisait défaut. André Masséna ne savait pas lui-même à qui il s’attaquait: ou à quoi. L’escadre anglaise, depuis le golfe, tiraillait de temps à autre, à tort et à travers, des coups de canons de huit pouces pour simplement signifier à son allié Othon:«Hé, hé, j’suis là, j’suis là!». Les Autrichiens, Tarteufel, serraient de l’extérieur: les Français, nom d’un chien, serraient leur ceinture à l’intérieur même si les premières nourritures étaient pour eux, c’est clair. Les prisonniers croates et allemands braillaient et juraient comme des fous, menaçant de massacrer les femmes dès qu’ils descendraient à terre, depuis les péniches et les bateaux où André Masséna les avait entassés et enfermés, dans le port. Le typhus pétéchial «serpentait»… Défense de boire aux robinets…

MADAME CLORINDE: Gênes affamée! Assoiffée! Mon cœur se serre rien que d’y penser. Les Fontaines de mer(9)

BODONI DU TALON: Le typhus pétéchial est l’ennemi des armées. Souvenons-nous du «morbus funeste»… dont le dieu Apollon frappa le campement grec… Ces cancans me dépriment. La poésie de Foscolo n’est pas faite de cancans, d’inutiles paroles.

DES LANGAGES: Oh, ça, que non! La poésie de Foscolo est musique. Elle est, surtout, pensée. Pensée pure. Pensée poétique. Transfiguration poétique. Madame Pallavicini n’avait pas encore achevé d’écraser ses belles chairs…

BODONI DU TALON:… que le génie du poète l’avait déjà plainte, qu’il l’avait déjà secourue du baume de ses heptamètres exquis, déjà transfigurée en une déesse: le génie grec du Zantien…

DES LANGAGES: Du Ionien. Vous souvenez-vous? «Cette mer fut ma nacelle.» Cette mer, c’est la ionienne.

BODONI DU TALON: Une mer merveilleuse. Un ver merveilleux que vous avez le tort…

DES LANGAGES:… de ne pas apprécier du tout.

BODONI DU TALON: Contentement passe richesse. Mais ne faisons pas de confusion, pour le moment, entre la «Tombée» et la «Rétablie».

DES LANGAGES: La «vierge», il n’a pas pu la placer, cette fois-là. Le poète devait mettre dans le bain… la nacelle. Et c’est ainsi qu’il a sorti une jouvencelle.

BODONI DU TALON: C’était la poétesse immortelle.

DES LANGAGES: Fiancée à un brave gars, selon lui, qui se serait appelé Phaon.

MADAME CLORINDE (enchantée, suavement): Et ce Phaon…

BODONI DU TALON: C’était un poète…

DES LANGAGES:… de seconde catégorie. Mais il vendait du tissu. Il voyageait partout. Il sillonnait toute la mer Egée de long en large avec un bateau hyperchargé… de corsages pour femmes.

MADAME CLORINDE:… de toutes les tailles, j’imagine.

DES LANGAGES:… Et de la grosse toile, des pièces de toile: de divers métrages. Il jetait l’ancre près de n’importe quel petit îlot. Toutes les vierges et toutes les femmes mariées de l’île se passaient le mot, descendaient lui faire fête, en se piquant les pieds sur les cailloux. «Phaon est arrivé! Oh, la belle mine, Phaon! Quelles belles rouflaquettes ioniennes, Phaon! Et les prix, le catalogue des prix? Comment va la santé de l’oncle Catalogue?» Phaon, à Mytilène, avait eu l’occasion de connaître Sapho, directrice-propriétaire d’un important collège pour jeunes filles. Ces collèges sont d’excellents clients des industries textiles, et du commerce y relatif. Les jeunes filles doivent apprendre à faire les boutonnières, les ourlets, à exécuter le point de croix et à broder sur le tambour. Elèves des Charites, la couture aussi faisait partie des programmes.

BODONI DU TALON: Des Charites, c’est-à-dire des Grâces.

DES LANGAGES: Phaon, quoique n’ayant plus vingt ans, savait s’y prendre avec les femmes. Oui, avec les femmes ça marchait très bien: «Qu’est-ce qu’il est sympathique!» disaient-elles. «Il n’a plus trente ans, mais il est si intéressant! plus que s’il en avait quarante! Il respire l’intelligence rien qu’à le regarder! des yeux! du sourire! de tous les pores de la peau! il est infiniment préférable à Platon, à Pythagore… qui sont si sérieux!» ça marchait, ça marchait. Il arrivait à nouer, je veux dire.

MADAME CLORINDE (sévère): A nouer quoi?

DES LANGAGES: Eh bien, quelques rimes, quelques vers, quelques versotins… qui faisaient pâlir les jeunes filles: sénaires, septénaires, sexagénaires…

MADAME CLORINDE:… Et ensuite?

DES LANGAGES: Ensuite, après le versotin, aussitôt après, la petite affaire… six drachmes, sept drachmes, soixante-dix drachmes. Selon…

MADAME CLORINDE: De la toile de lin, j’imagine. Ou des vêtements déjà confectionnés…

DES LANGAGES: Ouiii… des histoires de corsages…

BODONI DU TALON (se levant): Vous êtes un mauvais farceur. A cinquante ans! On était en train de parler de Gênes: de coups de canons, de faim: je peux encore l’admettre. Mais que vous essayiez de démolir un poète comme Foscolo, un officier combattant… à coups de facéties…

DES LANGAGES: Le 15 août 1799, le même jour où à Novi Ligure tombait Joubert après dix minutes de feu, mourait… à Milan… un vieux prêtre.

MADAME CLORINDE: Qui donc?

DES LANGAGES: Un certain Parini. Célèbre parce que Foscolo s’en est servi.

MADAME CLORINDE: Servi pour quoi faire?

MADAME CLORINDE: Pour faire… la seule chose qu’ait su faire Rouflaquettes. Pour injurier les Milanais. Pour incriminer les Milanais.

MADAME CLORINDE: Les incriminer de quoi?

DES LANGAGES: Primo: de ne pas lui avoir mis… une pierre dessus, sur le cadavre du vieux: «pas une pierre, pas une parole». Secundo: d’exercer… la traite des anges: l’attrait des anges diminués, émasculés. L’attrait, c’est-à-dire l’appât, l’allèchement, du latin ad-licitare, ad-lectare; cela ne veut pas dire qu’il les mettaient au lit.

BODONI DU TALON (sévère, en toussotant): Hé… hé… hé…

DES LANGAGES (pédagogique, professoral, académique): La couillonnerie du sépulcral Rouflaquettes consiste en ceci: que déjà au mois d’août, à Milan, comme plus tard à Gênes, on crevait de faim. Que les libérations et les contre-libérations successives avaient réduit tout le monde à la misère. Que les cimetières des Saints-Corps étaient en pleine résurrection égalitaire et contre-égalitaire. Déjà à cette époque. La fosse commune: et aussitôt après: «les blasons, leur seule gloire». Déjà à cette époque, ils cachaient dans l’obscurité de la terre des morceaux de mâchoires, des péronés brisés d’amazones tombées de cheval, et des pommes de terre. Les cosaques galopaient à travers les contrées de Milan: en faisant voltiger leur lasso. Les Autrichiens, Tarteufel!, pour ne pas être en reste faisaient fleurir les gibets sur les remparts. S’il devait vraiment penser aux sépulcres, un Milanais du mois d’août de quatre-vingt-dix-neuf, le seul sépulcre auquel il pût penser, c’était le sien propre.

MADAME CLORINDE (aigre): Et pourtant la Surintendance de la Scala trouvait le temps d’allécher les innocents.

DES LANGAGES: … doublement innocents. C’est lui qui le dit. Il le dit parce que c’est un menteur, un faussaire: avec deux barbiches de maïs accrochées aux zygomes. C’est un tricheur. Non. La diminution ou l’émasculation des anges n’était pas une industrie proprement milanaise. C’était, tout au plus, un artisanat familial pratiqué par ci par là, un peu partout en Italie. Cet allèchement avait des précédents angéliques, et grégoriens, et clémentins. Voltaire s’en occupe dans son petit roman leibnizien. Depuis longtemps déjà Parini avait écrit «La Musique»: «J’abhorre sur la scène | un éléphant qui chante…». Et le numéro de la «Gazette de Milan» du 16 août 1769 était déjà paru depuis trente-sept ans. Il arrive tard, avec ses cyprès, notre Rouflaquettes-Moralisant: il arrive avec sa valise; celle-là même du guignol, du rhéteur, et du faussaire.

BODONI DU TALON (de haut en bas): Les Tombeaux sont de 1806: mais «A Luigia Pallavicini tombée de cheval» est de 1800, du printemps 1800: peut-être reélaborée en 1801, à Milan… A Gênes, le capitaine poète, après s’être recueilli dans la méditation…

DES LANGAGES: Un saint ermite poursuivi par les reconnaissances de dette. Recueilli, comme Dante, dans le silence de sa chambrette… au onzième étage de la rue Cannaie le Courtaud, (10) il rêvait. Dans ses pupilles, sur la rétine, une splendeur persistante. Louise Pallavicini, les jambes en l’air.

BODONI DU TALON: Dans son esprit passionné, ce fantasme…

DES LANGAGES:… de lingerie délicate…

BODONI DU TALON:… vivait ineffaçable.

DES LANGAGES: Tant et si bien, qu’il pondait des vers. Et il lui venait des vers tels que ceux-ci:

ta noble chevelure
empesa ton bras blanc.

BODONI DU TALON: Quelques résonances arcadiennes, peut-être. Mais une harmonie tout à fait nouvelle. Des vers exquis.

MADAME CLORINDE: «L’harmonie céleste de ses vers ethérés,» dit très bien mon amie, madame le professeur Gambettes.

BODONI DU TALON (récitant avec sûreté):

Ainsi, dans le flot immergée,
où des fleurs des berges de l’Inachos,
en cascade…

DES LANGAGES: D’une douceur sans égale, dans la musicalité transcendante de son fleurissement, cet «Inà-chòs-en-càs-càde». Digne de Pindare! Et de Jean-Charles Cheville. (11)

BODONI DU TALON:

… se déversent,
Pallas tient hors de l’onde
ses cheveux libérés du heaume
sur sa main ruisselante.»

DES LANGAGES: Une telle charade, que diable! Et que dit-il du quadrupède?

MADAME CLORINDE: Du quadrupède! Monsieur l’avocat! Mais il s’agit de la monture d’une noble Dame!

DES LANGAGES: De ce canasson tout effarouché et de ses globes oculaires hagards? Je vais vous dire, moi, ce qu’il dit:

Déjà du bord il s’élance
sourd aux clameurs et aux frémissements;
déjà, déjà, jusqu’à la panse
il nage… et, avides, se gonflent…

BODONI DU TALON: Il n’était point effarouché, tout au contraire, excité, très excité, comme le destrier qu’il était, à l’idée…

DES LANGAGES: D’avoir sur sa croupe une Pallavicina de cette taille.

BODONI DU TALON (positif):… à l’idée du bain rafraîchissant, des vagues et des embruns…

DES LANGAGES:… et des embruns qui lui laveraient son cucul. Je sais. Mais une sale peur, pourtant, et le tourbillon qui l’entraînait vers le bas… ça l’a aveuglé. Il faut couper la corde à tout prix, a-t-il dû se dire.

BODONI DU TALON: Le tourbillon, je l’admets. Pourtant…

sonnent les antres marins
sous le galop débridé
de son sabot qui fait jaillir
le sable et les pierres sur sa trace.

C’est une image d’une impétuosité incontenable. Croyez-moi, Des Langages. Avec l’ode à Madame Pallavicini, l’Arcadie a fermé ses portes pour toujours.

DES LANGAGES (comme soumis, pensif): L’idée de prendre un pareil bétail en le faisant «nager jusqu’à la panse…»

BODONI DU TALON: C’est la prégnance même du langage qui se fait épos, qui se fait poésie. Dante qui revit en Mallarmé. Vous souvenez-vous ? Et il se dressait du poitrail et de la panse(12)

DES LANGAGES: C’est Jean-Charles Cheville, qui ressuscite dans une bouteille de grappa. Pardonnez-moi: mais pour écrire qu’un cheval… «nage jusqu’à la panse», il faut avoir bu: et pas seulement de l’eau des Fontaines de mer. Je crois que notre Rouflaquettes buvait, peut-être même en cachette.

BODONI DU TALON: Ses biographes disent qu’il était sobre.

DES LANGAGES: «Prodigue, sobre»: dans son autoportrait au pelage. Si c’est ça, la sobriété! Je nage «jusqu’à la panse». Tu nages «jusqu’à la panse». Le cheval «nage jusqu’à la panse». Rouflaquettes est saoûl jusqu’au bout de son nez.

MADAME CLORINDE (plaintive): Avec toutes ces pattes de cheval, nous avons négligé Phaon.

BODONI DU TALON: Il ne faut pas confondre: la «Tombée» n’est pas la «Rétablie». Je vous l’ai dit.

MADAME CLORINDE: Mais si Phaon est un poète, il m’intéresse.

BODONI DU TALON: L’Anthologie Palatine ne garde de lui qu’un seul hémistiche.

MADAME CLORINDE: Un seul?… et c’est lequel, cet hépistiche?

DES LANGAGES: «J’ai une fiancée…»

BODONI DU TALON: La tendre idylle de Sapho, de la jeune fille amoureuse d’un jeune homme…

DES LANGAGES:… d’un brave gars, poète, sur son bateau, et marchand à l’accostage…

MADAME CLORINDE: Mais vous n’aviez pas dit qu’il avait soixante ans?

DES LANGAGES: Le cœur ne vieillit pas. Ni même le cerveau des poètes. De ces merveilleux fragments, il résulte, la voilà la vérité, que Sapho se complaisait dans les onguents… dans les essences odoriférantes, les baumes, les flacons de vaseline parfumée à la girofle, les savonnettes parfumées.

BODONI DU TALON (sévère, plein d’autorité): C’est la seule explication acceptable de la grande poésie… d’une grande poétesse. Et sa grandeur est justement fondée…

DES LANGAGES: Sur les savonnettes de luxe… Le manifeste de la poésie saphique: «La lime à ongles, sommet de la poésie acceptable…» Madame Clorinde, permettez-moi de vous réciter non pas une hépistache mais une épigramme d’August von Platen.

MADAME CLORINDE: En allemand?

DES LANGAGES: Dans la traduction de Carducci.

MADAME CLORINDE (souriante, mais méfiante): Si elle n’est pas trop osée.

DES LANGAGES: Ecoutez comme elle est belle la pistache. On dirait une Pistache de la Palatine. (Il lit lentement, gravement)

Héro, l’aimée, se meurt, dans les flots cherchant la mort;
Sapho, l’amante, se meurt, demandant la mort aux flots.
Toutes deux tombent victimes de toi, Amour, dieu cruel:
tu pourras les voir dans le tranquille royaume de Perséphone.
Mais sur le sein de Léandre conduis la vierge de Sestos,
guide au fleuve de Léthé la délaissée de Lesbos.

Je dirais que le rocher, et les vagues, et tout le paysage boeklinien d’August von Platen, avec son envolée de pétrels dans le désespoir du soir contre d’orageuses lividités, vaut bien la carte postale platinée de notre helléniste: du photographe Rouflaquettes paranymphe de Sapho. 159, avenue Garibaldi. Sans dire que «la délaissée» de Platen vaut mieux que «l’esprit dénudé» de la fiancée de Phaon.

BODONI DU TALON: «Esprit dénudé» fait allusion à ce que…

DES LANGAGES: Fait allusion à une absence totale de corsage.

MADAME CLORINDE: Vraiment de corsage?

DES LANGAGES: Certaines finesses n’étaient pas encore en usage.

MADAME CLORINDE (sur un ton aigrelet): Dans toute cette histoire… je sens l’artifice.

BODONI DU TALON: L’esprit est une entité… spirituelle, physiquement impalpable. L’esprit de Sapho… vit éternellement…

DES LANGAGES: Sans corsage. Et personne jamais ne la palpera. Moi, aussi, d’ailleurs, quand je serai un esprit, je serai devenu un esprit parce que j’aurai oublié mon pyjama… au fond de l’allée.

MADAME CLORINDE: Au fond de l’allée?

DES LANGAGES: L’allée des cyprès, dans les champs de la silencieuse déesse.

Notes

1. Ne mélangez pas les choses sacrées aux profanes [N.d.T.].

2. En italien, il Biancone; c’est ainsi qu’on désigne la stutue de Neptune par Giambologna, sur la place de la Seigneurie à Florence [N.d.T.].

3. Le texte de Foscolo dit ici: «…remporté la victoire dans douze batailles et vingt-cinq combats». [N.d.T.].

4. Allusion à une ode célèbre de Foscolo: A Luigia Pallavicini caduta da cavallo (A Luigia Pallavicini tombée de cheval), qui sera suivie plus tard par une autre ode, All’amica risanata (A l’amie rétablie). [N.d.T.].

5. Œuvre de Vincenzo Monti, de 1793, dont le titre original est In morte di Ugo Bassville, plus connue sous le titre de La Basvilliana (La Bassvilliane), poème d’inspiration antirévolutionnaire, inspiré de la vie de Nicolas-Jean-Hugon de Bassville, écrit en «tercets», souvent comparé, y compris par Ugo Foscolo, à la Divine Comédie de Dante. D’où l’allusion à Dante de Gadda. Les trois vers qui suivent sont tirés, justement, de La Bassvilliane [N.d.T.].

6. Dante, Divine Comédie, Purg., XX, 1.

7. Nous emprintons, avec son aimable accord, cette traduction à Michel Orcel (Op. cit.).

8. Nous empruntons cette traduction, avec son aimable accord, à Michel Orcel (Op. cit.).

9. En italien le Fontane Marose: fontaine d’eaux thermales bâtie à Gênes au XIIIe siècle et démolie en 1863, célèbre pour le gargouillement de ses eaux [N.d.T.].

10. Jeu de mot entre une rue de Gênes qui existe réellement, la rue Canneto il Lungo, tranformé ici en rue Canneto il Curto. Par ailleurs, une via Canneto existe aussi à Milan [N.d.T.].

11. En italien Gian Carlo Zeppa, nom qui est une pure invention de Gadda. Le mot zeppa, transformé ici en nom propre, signifie cale servant à redonner de l’aplomb à un meuble, et aussi cheville poétique, terme de remplissage permettant d’obtenir la rime ou la mesure [N.d.T.].

12. Pour ce qui est de l’allusion à Dante, il s’agit du vers suivant de la Divine Comédie: «ed el s’ergea col petto e con la fronte» (et il dressait la poitrine et le front) (Enf., X, 35); pour ce qui est de l’allusion à Mallarmé, on peut faire l’hypothèse du vers suivant: «Surgi de la croupe et du bond» in Autres poèmes et sonnets, II [N.d.T.].

Published by The Edinburgh Journal of Gadda Studies (EJGS)

ISSN 1476-9859

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