![]() |
Tous désormais l’appelaient
(incipit de Quer Pasticciaccio, RR II 15-29)
traduit par Frédéric Sicamois
Tous désormais l’appelaient don Ciccio. Il s’agissait du commissaire Francesco Ingravallo, affecté à la brigade judiciaire : parmi les plus jeunes et, allez savoir pourquoi, parmi les plus enviés des cadres de la section des investigations : de toutes les enquêtes, omniprésent sur les affaires ténébreuses. De taille moyenne, plutôt rond de sa personne, ou un peu trapu peut-être, les cheveux noirs, épais, frisés, qui pointaient dès la moitié du front comme pour protéger ses deux excroissances métaphysiques du beau soleil d’Italie, il avait l’air un peu ensuqué, la démarche lourde et dégingandée, l’allure un peu obtuse comme de quelqu’un qui lutte contre une laborieuse digestion : habillé de la manière dont ses maigres émoluments publics lui permettaient de s’habiller, et avec une ou deux petites taches d’huile au revers de la veste, mais presque imperceptibles, presque un souvenir de sa colline du Molise. Une méchante petite expérience de ce monde, de notre monde qu’on dit « latin », bien qu’encore jeune homme (trente-cinq ans), il devait l’avoir à coup sûr : une certaine expérience des hommes : et des femmes aussi. Sa propriétaire le vénérait, pour ne pas dire qu’elle l’adorait : tout ensemble en raison de et malgré cet étrange fatras de sonneries, d’enveloppes jaunes inopinées, et d’appels nocturnes et d’heures sans répit, tout ce qui formait le cadre tourmenté de son emploi du temps. « Il n’a pas d’heure, il n’a pas d’heure! Hier, je me le suis vu rentrer qu’il faisait jour! » C’était, pour elle, le « fonctionnaire, excellentes références » dont elle avait longtemps rêvé, précédé non pas de deux ou trois, mais de cinq A sur l’annonce du Messaggero, invoqué, arraché à l’éventail infini des fonctionnaires grâce à l’appât du « à louer, charmant, ensoleillé », et non obstant l’intimation péremptoire en clausule : « Femmes exclues » : ce qui, dans le jargon des annonces du Messaggero offre, comme l’on sait, une double possibilité d’interprétation. Et puis, il était parvenu à ce que le commissariat ferme les yeux sur cette ridicule histoire d’amende… oui, cette contredanse en l’absence de déposition d’une demande de permis de location… vu qu’ils se la partageaient moitié-moitié, la contredanse, le gouvernatorat et la police. « à une dame comme moi! Veuve du Commendatore Antonini! Qu’on peut même dire que tout Rome le connaissait : et que tous ceux qui le connaissaient, ils lui portaient une très grande sidération, et je dis pas ça parce que c’était mon mari, paix à son âme! Et maintenant, ils vont me traiter de loueuse de garnis! Moi, à la tête d’un garni? Sainte Vierge !, mais je vais me jeter dans le fleuve tout de suite si c’est comme ça. »
Dans sa sagesse et dans sa pauvreté molisane, le commissaire Ingravallo, qui paraissait vivre de silence et de sommeil sous la jungle noire de cette tignasse brillante comme de la poix et frisottée comme de l’agneau d’Astrakan, dans sa sagesse, il interrompait parfois ce sommeil et silence pour énoncer quelque idée théorétique (idée générale s’entend) sur les affaires des hommes : et des femmes. à première vue, c’est-à-dire à les entendre la première fois, cela semblait des banalités. Ce n’étaient pas des banalités. Et ces énoncés fugitifs, qui avaient sur sa bouche le crépitement soudain de l’éclair de soufre d’une allumette, ressuscitaient ensuite dans les tympans de ses interlocuteurs, quelques heures plus tard, ou quelques mois après qu’ils les avaient énoncés : comme si une mystérieuse période d’incubation était nécessaire. « Mais bien sûr! », reconnaissait l’intéressé : « le commissaire Ingravallo me l’avait bien dit. » Il soutenait, entre autres, que les catastrophes inopinées ne sont jamais la conséquence, ou l’effet, si l’on préfère, d’une unique raison, d’une cause au singulier : mais elles sont comme un tourbillon, un point de dépression cyclonique dans la conscience du monde, vers quoi ont conspiré toute une multiplicité de mobiles convergents. Il disait aussi nœud, ou grumeau, ou grabuge, ou « gnommero », un mot romain, de glomus, glomeris qui en latin veut dire pelote. Mais le terme juridique « les mobiles, le mobile », était celui qui s’échappait le plus volontiers de sa bouche : presque malgré lui. L’opinion qu’il fallût « réformer en nous le sens de la catégorie de la cause », telle qu’elle nous venait des philosophes, d’Aristote ou d’Emmanuel Kant, et substituer les causes à la cause, était chez lui une opinion centrale et persistante : une fixation, presque : qui s’évaporait de ses lèvres charnues, mais plutôt pâles, où le mégot d’une cigarette éteinte paraissait, en vacillant à la commissure, accompagner la somnolence du regard et le presque-ricanement, mi amer mi sceptique, que par une « vieille » habitude il imprimait volontiers à la moitié inférieure de son visage, sous le sommeil du front et des paupières et ce noir de poix de sa tignasse. C’était ça, exactement ça, qu’il arrivait avec « ses » délits. « Quand ils font appel à bibi!… Evidemment. Si c’est moi qu’ils appellent… tu peux être sûr et certain qu’y a une embrouille : qu’y a un grumeau… à débrailler... », disait-il, en contaminant le dialecte napolitain, le molisan, et l’italien.
Le mobile apparent, le mobile princeps, bien sûr qu’il y en avait un. Mais tout le bordel pris dans son ensemble était l’effet d’un large éventail de mobiles dont le souffle l’avait drapé sans discontinuer (comme les seize vents de la rose des vents lorsqu’ils s’enroulent sur eux-mêmes en une dépression cyclonique) et qui avaient fini par essorer dans le tourbillon du crime ce qu’il restait de la frêle « raison du monde ». Comme on tord le cou à un poulet. Et puis il disait souvent, mais alors avec un peu de lassitude, « que les bonnes femmes, on en retrouve où on aimerait mieux pas en trouver ». Une tardive réédition italique du suranné « cherchez la femme ». Et puis il semblait s’en vouloir, comme d’avoir calomnié les bonnes femmes, et vouloir se raviser. Mais alors on aurait touché à des sujets délicats. Aussi se taisait-il, l’air pensif, comme s’il craignait d’en avoir trop dit. Il voulait faire comprendre qu’une sorte de ressort affectif, un brin ou, vous diriez aujourd’hui, un quantum d’affectivité, un certain « quantum d’erotia », se mêlait même aux « délits d’intérêt », aux affaires apparemment les plus éloignées des tempêtes de l’amour. Certains collègues, un tout petit peu jaloux de ses trouvailles, certains prêtres plus au fait des nombreuses misères du siècle, quelques subalternes, des plantons, ses supérieurs, soutenaient qu’il lisait des livres bizarres : d’où il tirait tous ces mots qui ne veulent rien dire, ou presque rien, mais qui servent mieux qu’aucun autre à dérouter les moins avertis, les ignares. C’étaient un peu des problèmes de farfelus : une terminologie de spiquiatre. Dans la pratique, c’est une autre histoire ! Tout ce vent et ces philosopheries, faut laisser ça aux plumitifs : la pratique des commissariats et de la police judiciaire, c’est une tout autre histoire ; il y faut une grande patience, une grande charité; et un estomac solide, aussi; et, à condition que ne se mette à trembler toute la baraque italienne, le sens des responsabilités et la décision assurée, de la modération civile; oui bien sûr, bien sûr; mais de la poigne quand il en faut. De ces si justes objections, lui, don Ciccio, n’en faisait pas une affaire entendue : il continuait à dormir debout, à philosopher le ventre vide, et à feindre de fumer son bout de cibiche, bien évidemment éteint.
Pour le 20 février, un dimanche, Saint Eleuthère, les Balducci l’avaient invité à déjeuner : « à une heure et demie, si cela vous convient. » C’était, lui dit Madame, « le jour-anniversaire de Rémus » : car en effet Rémus, à l’état civil, avait été inscrit sous les noms de Rémus Eleuthère, puis baptisé comme tel à Saint-Martin-des-Monts, en souvenir du jour de sa naissance. « Deux prénoms assez peu ragoûtants aux esgourdes de qui-tu-sais, » pensa don Ciccio, « autant l’un que l’autre. » Pour un je-m’en-foutiste de ce calibre, c’était même du gâchis. L’invitation, comme l’autre fois, lui avait été faite par téléphone deux jours plus tôt, par un appel « de l’extérieur » au Collegio Romano, c’est-à-dire à Santo Stefano del Cacco. D’abord, une voix mélodieuse, c’était Madame qui lui avait parlé : « Liliana Balducci à l’appareil » : puis le bouc s’était immiscé, le Balducci mâle, en renfort. Don Ciccio, après avoir sanctifié la fête chez le barbier, apporta une bouteille d’huile bien de chez nous à Madame. Le repas dominical fut enjoué, dans la lumière d’un merveilleux après-midi, ayant laissé sur le trottoir les confettis et les délicats dominos, le son des cornets, une Cendrillon bleu azur ou un diablotin noir de velours. Ils discutèrent de chasse : de battues et de chiens : de fusils : puis de Petrolini : puis des différents noms qu’on donne au rouget le long du littoral tyrrhénien, de Vintimille jusqu’au Cap Lilybée : puis du scandale du jour, la jeune Comtesse Pappalòdoli : qui s’était enfuie de chez elle avec un violoniste : polonais naturellement. à dix-sept ans. Une histoire qui n’en finissait plus.à son entrée, la Loulou, la caniche pékinoise, une pelote de poil, avait aboyé : avec beaucoup de dépit même : et puis bon, passés les grognements, elle lui avait longuement flairé les chaussures. La vitalité de ces petits monstres est une chose incroyable. L’envie vous vient d’abord de les caresser, puis d’en faire de la bouillie. Ils étaient quatre à table : lui, don Ciccio, les conjoints et la nièce. La nièce, toutefois, n’était pas la même que la dernière fois, c’est-à-dire celle de la Saint François, mais était bien plus jeune : à peine sortie de l’enfance. Celle de la dernière fois, à la Saint François donc, était une nièce pour ainsi dire; on eût dit une épousée de campagne, avec une couronne de tresses noires, forte, ample, à remplir le lit à elle toute seule : et des yeux ! une devanture ! un derrière ! à en rêver la nuit. Celle-ci était par contre toute jeunette, avec une tresse qui lui pendait des cheveux, et elle était à l’école chez les bonnes sœurs.
Don Ciccio, non obstant la somnolence, avait la mémoire prompte, infaillible même : une mémoire pragmatique, disait-il. La domestique était elle aussi un nouveau visage, pour autant qu’elle ressemblât, vaguement, à la nièce précédente. On l’appelait Tina. Pendant le service, une petite pelote d’épinards tortillonnés lui excéda du plat ovale jusque sur la candeur de la nappe immaculée : « Assunta! », fit madame. La charmante Assuntina la regarda. En cet instant, autant la bonne que Madame parurent à Don Ciccio extrêmement belles ; la bonne, plus âpre, avait une expression sévère, assurée, deux yeux fermes, extrêmement lumineux, presque deux gemmes, un nez droit dans la ligne du front : une « vierge » romaine de l’époque de Clélie ; Madame, des façons si cordiales, un ton si élevé, si noblement passionné, si mélancolique ! une peau enchanteresse. Quand elle regardait son hôte, ces yeux profonds, reflets d’une antique courtoisie, paraissaient distinguer, derrière l’humble personne du « commissaire », toute la pauvre dignité d’une vie ! Et elle était riche : très riche, disait-on : son mari était à l’aise, il voyageait treize mois par an, toujours en grande affaire avec ses contacts à Vicence. Mais elle était plus riche encore, de son côté. C’est sûr que dans le grand immeuble du deux cent dix-neuf, on trouvait que des messieurs-dames comme il faut : quelques familles de la haute : mais surtout des gens arrivés, qu’étaient dans le commerce, ceux qu’on appelait encore, y a pas si longtemps, les requins du marché noir, ceux qui nagent en eau trouble, quoi. Pas vus, pas pris : pas partis, parvenus.
Et puis l’immeuble, là, les gens du coin appelaient ça le Palais des Ors. Parce que tout le bâtiment, et jusqu’au toit hein, on aurait dit qu’il était doublé du métal en question. Si on rentrait, on trouvait deux escaliers, A et B, avec six étages et avec douze locataires chacun, deux par étage, quoi. Mais là où t’en prenait vraiment plein les mirettes, c’était dans l’escalier A, troisième étage, où on pouvait trouver d’un côté les Balducci, qu’étaient des gens de la haute eux aussi, et en face aux Balducci, tu tombais sur une dame, ouais, une comtesse, qui s’était mis de côté un méchant petit paquet d’oseille elle aussi, une veuve : madame Menegouzi : qu’à lui faire gouzi-gouzi n’importe où, y t’en sortait de l’or, des perles, des diamants : que de la marchandise de première, tu peux me croire. Et les biftons de mille papillonnaient en liberté : parce que va les mettre à la banque et tu sais jamais ce qui peut t’arriver : tu t’y attends pas et tout ça part en fumée. Non non non. Et c’est pour ça, qu’elle avait un double fond dans sa commode.
Tel était, ou à peu de choses près, le mythe. Les oreilles du commissaire Ingravallo, qui en dessous de la tignasse noire et frisée jouissaient d’une vitalité printanière, l’avaient glané çà et là, un peu dans l’air, comme des sifflements de merles, merulae, entre chaque battement d’ailes, d’une branche à l’autre du printemps. C’était d’ailleurs sur la bouche de tout le monde, et dans la tête de tout le monde, une de ces idées fixes qui, en vertu de l’imagination débordante de la collectivité, font leur chemin.
Durant le déjeuner, Balducci avait manifesté, envers Gina, une conduite paternelle : « Ma petite Gina, s’il te plaît, un peu de vin… », « Gina, regarde, remplis le verre du commissaire », « Gina, je t’en prie, un cendrier… » : comme le ferait un gentil papa : et elle répondait systématiquement : « Oui, mon oncle. » Madame, la signora Liliana, la regardait alors avec satisfaction, presque tendrement : comme si elle voyait une fleur close encore et un peu transie par la fraîcheur de l’aurore, se décacheter, et resplendir sous ses yeux dans le prodige du petit jour. Le jour, c’était la voix masculine de baryton de Balducci, la voix du « père » : quant à elle, femme et épouse du papa, cela faisait d’elle une maman. Elle suivait avec une grande sollicitude et une certaine angoisse la gracieuse petite main de la protégée encore un peu hésitante dans l’art de verser le vin : glou glou, de l’or de Frascati, à en juger aux nuances; la bouteille en cristal était massive : le petit bras fluet semblait ne pas pouvoir parvenir à la soutenir. Le commissaire Ingravallo mangea et but avec mesure, comme à l’habitude : mais de bon appétit et à traits généreux.Il ne pensa pas, il ne crut pas opportun de penser à rien demander : ni sur la nouvelle nièce, ni sur la nouvelle bonne. Il essaya de réprimer l’admiration qu’Assunta éveillait en lui : quelque chose de l’étrange attrait de l’éblouissante nièce de la dernière fois : un attrait, un empire tout latin et sabellien, qui lui faisait venir à la fois des noms antiques, d’antiques vierges guerrières et latines ou d’épouses sans réticences enlevées à l’époque par la force à l’occasion de lupercales, mêlés à l’idée de collines et de coteaux plantés à vigne et de palais austères, et aux fêtes de village et au Pape en carrosse, et aux belles chandelles de Sant’Agnese in Agone et de Santa Maria in Porta Paradisi à la Chandeleur, pour la bénédiction des cierges : comme une bouffée des jours sereins et lointains entre les collines de Frascati et de Tivoli, soufflant sur les filles de Pinelli au milieu des ruines de Piranèse, à l’époque des éphémérides et des calendriers de l’Eglise, avec, dans l’éclat de leur pourpre, tous ses Princes de haut rang. Stupéfiantes langoustes. Les Princes de la Sainte Eglise Romaine et Apostolique. Et au centre de tout cela, les yeux d’Assunta : cette hauteur : comme si les servir à table fût une condescendance à leur égard. Au centre… de tout le système… ptoléméen : c’est ça, ptoléméen. Au centre, avec tout le respect qui faut parler, ce joli petit pétrousquin.
Il lui fallut réprimer, réprimer. Facilité en cette dure occurrence par la noble mélancolie de la signora Liliana : car son regard paraissait congédier mystérieusement tout impropre phantasme, en instituant pour les âmes une discipline harmonieuse : presque une musique : c’est-à-dire un contexte d’architectures rêvées par-dessus les dérogations ambiguës des sens.
Ingravallo fut, il fut très courtois, il fut même carrément un oncle-cavalier, pour la petite Gina ; du cou qui était le sien, encore plutôt long sous la tresse, s’échappait cette voix fluette faite de oui et de non, comme les quelques notes du lamento d’une clarinette. Il ignora, il ignora volontairement Assunta, depuis les macaronis jusqu’à la fin du repas, ainsi qu’il convient à un hôte ayant, également, un peu d’éducation. La signora Liliana, de temps à autre, soupirait, pouvait-il sembler. Ingravallo remarqua que deux ou trois fois, à mi-voix, elle avait exprimé un mah ! Cœur qui soupire n’a pas ce qu’il désire. Une étrange tristesse paraissait colorer son visage, dans les moments où elle ne parlait pas ou ne posait pas les yeux sur ses commensaux. Une idée, une inquiétude la tenaillait-elle ? celée sous le rideau des sourires et des attentions gentilles ? et des discours ni recherchés ni affectés, assurément, mais restant toujours très polis, dont elle aimait enguirlander son hôte ? Le commissaire Ingravallo de ces soupirs, de cette manière de donner le change, de ces regards qui parfois divaguaient avec tristesse, et paraissaient sonder un espace ou un temps idéal par elle seule présagés, aurait-on dit, petit à petit avait pris à les reconnaître : il en avait déduit autant d’indices, sans doute non seulement d’une disposition originelle mais d’une condition actuelle de l’esprit, d’un abattement croissant. Puis aussi des demi-mots quelquefois : de Balducci lui-même : ce bon gros mari tout pimpant tout affaires et tout lièvres qui discutaillait à présent avec tant de fracas, sous la généreuse inspiration des coteaux albains.
Il avait cru pressentir : ils n’ont pas d’enfants. « Et caetera, et caetera, » rajouta-t-il ensuite une fois, lors d’une conversation avec le commissaire Fumi, comme s’il fît allusion à une phénoménologie bien connue, à une expérience confirmée et du domaine public. Il connaissait en Balducci le chasseur, et chasseur à succès. Chasseur in utroque. En son for intérieur, il lui reprochait une certaine épaisseur masculine, certaines fanfaronnades, certains éclats de rires un peu trop bruyants sous leur franchise, un certain égoïsme ou égotisme, qui fleurait un peu le dindon : au côté d’une semblable créature ! L’on aurait dit, à vouloir laisser libre cours à l’imagination, que cet homme, Balducci, n’avait pas su évaluer, n’avait pas su pénétrer toute la beauté de cette femme : tout ce qu’il y avait en elle de noble et d’enfoui : si bien que… les mouflets n’étaient pas arrivés. Presque par une incompatibilité gamique de leurs deux esprits. Les enfants découlent d’une compénétration idéale des parents. Pourtant elle l’aimait : il était l’image du père, l’homme et le père en vertu, virtuellement même s’il ne l’était pas in facto, en puissance même s’il ne l’était pas en acte. Il avait été le possible père d’une descendance espérée. De sa fidélité à lui, peut-être, n’était-elle pas certaine : à ce sujet il lui semblait que ses propres manquements à l’égard de la maternité pouvaient justifier quelques excès vénatoires de son mari, quelques curiosités, quelques extravagances de l’homme et père possible et concupiscent dans tous les coins, car les hommes sont ainsi faits. « Tenter la chose avec un autre ! » Ce que jamais elle n’aurait eu ne serait-ce que l’ardeur d’imaginer pour elle-même (le mariage est un sacrement, l’un des sept sacrements de Notre Seigneur), elle ne le voulait pas, non, pour lui : même le Père Corpi disait que c’était une chose à ne pas faire, de la part d’un mari chrétien : mais ceci dit… en toute chose il faut mettre patience : prudence, prudence. Le Père Lorenzo Corpi était une âme à laquelle l’on pouvait faire pleinement confiance. La « prudence » était l’une des quatre vertus cardinales.
Tout cela le commissaire Ingravallo l’avait en partie subodoré, et en partie échafaudé à partir de quelques indications de Balducci, ou des très doux « moments » de sa tristesse à elle : le Père Corpi lui aussi, le Père Lorenzo, le Père Lorenzo Corpi, le Père Corpi Lorenzo de la paroisse des « Santi Quattro » brillait souvent lui aussi, dans les raisonnements de la signora Liliana. Au diable le Père Lorenzo lui aussi ! On aurait dit qu’en n’importe quel homme un peu corpulent elle vénérait… un père honoraire, un père en puissance : même chez le Père Lorenzo, oui : nonobstant l’habit noir, nonobstant l’incompatibilité sacramentelle, de ces deux sacrements… divergents.
Même chez le Père Lorenzo. Qui devait être une sacrée tour, cet idiot. à en juger par certaines allusions qu’elle avait faites, un de ceux qui doivent baisser la tête, pour passer sous toutes les portes. Tout au moins la δύναμις du père il devait bien l’avoir. En de semblables matières, don Ciccio était plutôt versé : vive intuition, et ce depuis les années de la puberté : ouverte, ensuite, à toutes les rencontres démiques de la lignée « fertile en œuvres et vaillante en armes» : génie inné plus que fruit de lectures systématiques. De l’épais fourmillement des générations, depuis les cellules des commissariats, entre le Latium et la Marsica, des territoires du Picenum au Samnium, et jusque sur sa colline du Molise : c’était raide sur ces collines, la nuque raide, raide le diable ! Et la valeur sainte et oublieuse des matrices. Au milieu des siens, peuples à la riche descendance, il avait eu l’occasion de distinguer entre les raisons de la prolifération et celles de la non-prolifération. Ce qui commençait à l’émerveiller, toutefois, était que le réservoir de nièces des Balducci fût à ce point comble de nièces si plantureuses et si gentilles : enfin : celle-ci oui, était gentille, mais toutes les autres étaient tout simplement stupéfiantes. Depuis qu’il fréquentait les époux, il en avait déjà connu trois ou quatre. Et autre chose encore : une fois sortie de scène, la nièce était comme le nom d’une morte. Elle ne remontait plus à la surface même à coup de bâtons. Comme un consul ou un président de la république une fois terminé son mandat.
Don Ciccio était sur le point de voir le fond, pour ainsi dire, de son dernier verre – un cinq ans d’âge blanc extra-sec, à présent, du chevalier Gabbioni Empedocle & Fils, des côteaux d’Albano, dans le Latium, à se les rêver même une fois de retour au commissariat, le vin, le verre, le Père, le Fils et le Latium – lorsque le fardeau de ses opinions privées sur les causes affectives (lui disait même érotiques) des événements humains le porta à considérer, évidemment, qu’une nièce dans ces conditions n’était pas une nièce ordinaire : une Luciana, ou une Adriana, qui aujourd’hui vient en ville rendre visite à son oncle et sa tante, puis s’en va, puis revient, envoie un télégramme, puis repart, puis arrive chez elle, puis écrit une carte postale avec des gros bisous, puis rerevient une autre fois de Viterbe ou de Zagarolo parce qu’elle doit retourner chez le dentiste : et ainsi de suite.
« Là ça renifle d’une niècetouse plus carambouillée, » rumina-t-il pour lui-même, avec ce blanc sec à Porta Paradisi qui lui titillait encore le voile du palais. Oui, oui. Derrière ce mot de « nièce », il devait se cacher tout un grumeau… de fils, une toile d’araignée de sentiments, des plus rares,… délicats. Elle. Lui. Elle, bon, par respect pour lui. Lui, bon, par égard pour elle. Et elle, voilà qu’elle nous a dégoté la niècetouse, après des années : de peines, de larmes, la nuit, et le jour des cierges à Saint Antoine, la tournée des églises de Rome : et d’espérances, et les cures à Salsomaggiore, in loco et à domicile, et les visites du professeur Beltramelli et du professeur Macchioro. à chaque nouveau cierge une espérance. à chaque nouvelle espérance un nouveau professeur.
Elle a dégoté la Gina, là, cette pauvre petite Ginetta ! Mais avant la Ginetta, l’histoire avait pris un autre pli, une certaine saveur. Tout ça est bizarre, vraiment, pensa Ingravallo.
Virginia ! (l’image fut un éclair de gloire, une fulguration subite dans l’obscurité) : et avant la Virginia, l’autre, là, qui venait de Monteleone : comment qu’elle s’appelait ? Et les bonnes ! D’accord elles prennent leur envol comme des passereaux au premier bruissement d’un caprice : mais chez les Balducci, hop là ! ils en changeaient, on peut dire, une fois par mois. Il lui vint une pensée, comme un mot irrévérent : c’était le vin.
La signora Liliana, ne pouvant pas démouler elle-même… Comme ça chaque année : le changement de nièce devait certainement dans son inconscient avoir valeur de symbole, en remplacement du démoulage manqué. Comme pour sa mère, qui en avait fait huit, un enfant véritable à chaque nouveau printemps. Naître en mai, c’est être enfant du mois d’août. « Un bon mois ! » pensa don Ciccio, « pour les chats aussi d’ailleurs : qui font un de ces boucans, des fois, à la brune. »
D’année en année, une nouvelle nièce : presque à symboliser, dans son cœur, les nativités successives de la descendance : « Jedes Jahr ein Kind, jedes Jahr ein Kind… » lui chantait cet allemand, à Anzio : un phoque, on aurait dit.
Et lui, le chasseur (il le regarda), lui qu’est-ce qu’il éprouve, qu’est-ce qu’il ressent, à l’intérieur, quand il voit arriver dans ses murs la nièce, la petite nièce dont c’est le tour ? Qu’est-ce qu’il en avait pensé des différentes… nièces ?
Pour elle, en descendant le long du Tibre, là-bas, là-bas, derrière les châteaux écroulés et par delà les vignes blondes, il y avait, par cols et par monts et dans les brèves plaines d’Italie, comme un grand ventre fécond, deux gras salpynx grenés d’une abondance de granules, le granuleux et onctueux, l’heureux caviar de la gens. Avec régularité, venus du grand Ovaire, les follicules arrivés à maturité s’ouvraient, comme les grains d’une grenade : et de rouges grains, rendus fous par l’amoureuse assurance, en suivaient le cours et arrivaient à la ville à la rencontre du souffle masculin, l’élan vitalisateur, cet aura spermatique dont les ovaristes du dix-huitième siècle contaient les merveilles. Et sur via Merulana, au 219, escalier A, troisième étage, refleurissait la nièce, du cœur le plus excellent, pas de doute, du palais des Ors.
La nièce ! La niècetouse des monts albains, fleur de l’éternelle gens sabellienne. Le souffle des prédateurs. Eh oui. Les Sabines il n’était plus besoin de les enlever… si profondes ! attente de la nuit médiatrice, tendres chairs de l’aube. Les filles de l’aube, des monts albains, elles n’avaient plus besoin de personne, hein, aujourd’hui, pour suivre le cours du fleuve. Et le fleuve roulait, roulait, dépassait les clameurs, pour atteindre, sur le lido, l’indéfectible attente de l’éternité.
Mais lui ? monsieur Balducci ? Qu’est-ce qu’il en pensait, le chasseur, de la nièce albaine, de la nièce de Tivoli ?
La sonnette retentit. La Loulou hurla comme un beau diable. Assunta était allée ouvrir. Après quelques chuchotis, dans l’entrée, pénétra dans le salon un jeune homme, vêtu d’un complet gris d’une coupe qui n’était pas inélégante. On le fit asseoir. « Une autre tasse, Tina, pour monsieur Giuliano. » Il fut immédiatement présenté et se présenta de lui-même : « Valdarena. » « Commissaire Ingravallo, » grommela Ingravallo en se décollant à peine de la chaise, et en serrant à peine, et presque à contrecoeur, la main que l’autre lui tendait. « Monsieur l’ingénieur Valdarena… » fit Liliana aux prises avec le café, avec les tasses. « Un cousin de mon épouse, » expliqua Balducci, tout pimpant.
Il y avait, il faut bien le reconnaître, en don Ciccio, une certaine froideur, comme une jalouse rancœur envers les hommes jeunes, en particulier les jeunes hommes fringants, et plus encore les gosses de riche. Ce sentiment, par ailleurs, ne franchissait pas les limites admissibles d’un phénomène intérieur, il n’aurait jamais pu influer sur sa conduite de commissaire de la P.N. : quant à lui, non, non, il n’était pas « beau » : et il n’arrivait pas non plus à se consoler de ce proverbe qu’il avait entendu à Milan de la bouche d’une fille, au dispensaire celtique de Via delle Oche : « I òmen hin semper bèi », les hommes ils ont toujours un beau truc.
Il ressentait déjà, au cœur, une déception, une voix : une voix à peine à l’instant… qui déjà lui susurrait dans le bahut, dans le bahut du cerveau ou du cœur, lui-même n’aurait su dire, mais peut-être était-ce l’effet du blanc sec de Gabbioni, oui, c’est un vin un peu nerveux, une voix qui lui courait à l’intérieur comme la rumeur : « ça oui, ça c’est son jules », comme le tamtam féroce d’un mal de crâne, qui lui prenait parfois dans les tempes.
Il ne savait pas pourquoi, mais il lui sembla, ou il se figura, que le jeune homme était de la race de ceux qui veulent arriver coûte que coûte : lui aussi : de ceux qui avait tendance à « y être attachés », c’est-à-dire à être séduits par la pensée des picaillons, qui d’ailleurs, on a beau dire, mais bon personne crache dessus non plus. En entrant, il avait laissé traîner les yeux sur meubles et bibelots, les jolies tasses, et la cafetière en argent, et là, le sucrier en argent qui avait survécu aux dernières lueurs de l’époque du roi Humbert, souvenir des vaches grasses, avec un gland en or et deux petites feuilles en argent. Bien sûr : pour le soulever. Il avait accepté la pulpeuse cigarette offerte par Balducci (qui lui déploya le porte-cigarettes en or sous le menton, dans un ta-trac fulgurant) : et il la fumait à présent avec, dans le même temps, une volupté tout en retenue et un élégant naturel.
Ingravallo fut saisi d’une idée bizarre, comme s’il avait bu un poison, c’était le vin sec de Gabbioni : il lui vint l’idée que le « cousin » faisait la cour à la signora Liliana pour… mais oui !... pour en recevoir des faveurs en numéraire. Cela le mit hors de lui : une fureur secrète et dissimulée, un doute, naturellement. Un doute perfide toutefois… qui lui battait douloureusement les tempes, un doute des plus ingravallesques, des plus doncicciens.
à l’annulaire droit, sur sa blanche main aux longs doigts d’homme de qualité, qui lui servaient à tapoter sa cigarette, le petit monsieur, voyez-vous, il portait une bague : en or vieux, très jaune : magnifique : un jaspe sanguin dans le chaton ; un jaspe ovale avec un chiffre et une matrice. Le sceau de famille peut-être. Il lui semblait, à Don Ciccio, au-delà du voile des paroles et de la contenance, qu’il y avait une certaine froideur entre lui et Balducci… « Giuliano est tout yeux et tout attentions pour la cousine, » pensa Ingravallo, « tout homme de qualité qu’il est. » La petite Gina, il ne l’avait pas même regardée, après une poignée de main de politesse. Il fit seulement une caresse de mauvais gré au petit toutou : qui de ces behf behf si irrités, méchante fille ! passa à des grognements décroissants, comme un ouragan nain battant retraite, puis en définitive s’apaisa.
La signora Liliana malgré quelques soupirs mal retenus (certains jours) sous les nuages glissant de tristesse, était, elle était une femme désirable : tous saisissaient son image, à son passage. Aux premières ombres du soir, dans ce prime abandon de la nuit romaine qui déborde de tant de rêves, retournant chez elle… de l’angle des immeubles et des pavés du trottoir fleurissaient à sa rencontre autant d’hommages, singuliers ou collectifs, de regards : vives et brillantes œillades adolescentes : un chuchotement, parfois, l’effleurait : tel le murmure passionné du soir. Quelque fois, un jour d’octobre, de ce pâlir des choses et de la tiédeur des murs émanait un galant et impromptu poursuivant, Hermès aux brèves ailes de mystère : ou venu, peut-être, d’étranges érèbes funèbres, remonté au peuple et à la ville. Un peu plus peloteur que la moyenne. Et plus ballot… Rome reste Rome. Et elle semblait avoir compassion pour cet âne, si glorieusement engagé dans le sillage de fortune, poussé par les grand-voiles de ses oreilles : d’un coup d’œil entre le méprisant et la miséricorde, entre gratitude et mépris elle semblait lui demander : « Et maintenant ? » Femme comme voilée aux plus cupides, au timbre doux et profond : avec une peau superbe : absorbée, quelque fois, dans l’un de ses rêves : avec un écrin de beaux cheveux châtains qui remontaient du front avec vigueur ; toujours vêtue de façon admirable… Elle avait des yeux ardents, secourables, presque, dans une lumière (ou pour une ombre ?) de mélancolique fraternité… à l’annonce à la fois mélodieuse et pécore qu’avait faite Assunta : « C’est monsieur Giuliano à la porte », il parut, à Ingravallo, qu’elle avait comme tressailli : ou rougi, peut-être : d’une rougeur « sous-cutanée ». Imperceptiblement.
Quand les deux agents lui dirent : « Ils se sont canardés via Merulana : aux deux cent dix-neuf : dans l’escalier : dans l’immeuble des poissons d’eau trouble… », un flot de sang curieux, ou angoissé peut-être, lui inonda le ventricule de droite. « Deux cent dix-neuf ? » ne put-il s’empêcher de demander : bien que, sur un ton distrait. Et il retomba immédiatement dans cette espèce de somnolence lointaine, qui était, chez lui, le masque de son professionnalisme. à ce moment-là, il vit entrer dans son bureau le chef de la section des investigations. Il n’avait pas encore pu savourer le Messaggero et portait un pétale, un seul pétale blanc à la boutonnière. « Aucun doute, fleur d’amandier, » pensa Ingravallo en interrogeant son supérieur du regard. « Le premier de la saison. Voilà qu’y vont nous payer les amandes maintenant. » « Vous voulez bien y aller, Ingravallo, à via Merulana ? Voyez-moi un peu ça, quoi. Une bêtise, à ce qu’ils m’ont dit. Et ce matin, hein, avec cette histoire de la marquise de viale Liegi… et puis l’embrouille, tout près, aux Botteghe Oscure : et puis l’autre bouquet de violettes, là : les deux belles-sœurs et les trois nièces : et puis on a encore un chat à fouetter, tous les deux : et puis, et puis, » il se porta la main au front, « maintenant, il nous manquait plus que ça, le sous-secrétaire qui vient nous courir sur le haricot. ça commence à me les briser menues, je peux vous dire. Bref ! vous êtes gentil, hein, c’est vous qui allez là-bas jeter un coup d’œil. »
« C’est parti,» dit Ingravallo, puis il marmonna : « On se tire d’ici », et il récupéra, de la patère, son chapeau. Mal enfoncée, la cheville se désemmancha et tomba au sol, comme à chaque fois, puis elle roula un peu sur elle-même ; il la ramassa, renfonça la flasque radicelle dans son trou : et avec la manche de l’avant-bras, à la manière d’une brosse, il donna un coup de neuf à son chapeau noir, comme ça, le long du ruban. Les deux agents le suivirent, presque par un ordre tacite du commissaire en chef : il s’agissait de Gaudenzio, connu du banditisme sous le sobriquet Beau-Blond, et Pompeo, surnommé La Crampe.
Après être montés sur le PV et descendus au Viminale, ils prirent le tram de San Giovanni. Si bien qu’en une vingtaine de minutes, ils se retrouvèrent au numéro deux cent dix-neuf.
Le Palais des Ors, ou des poissons d’eau trouble si on voulait, était là : cinq étages, plus les mansardes. Dermatosé et gris. à en juger à ce lugubre logement, et à la cohorte des fenêtres, les squales devaient être une myriade : menu fretin d’eau trouble à l’estomac brûlant, sans aucun doute, mais faciles à contenter en matière d’esthétique. Vivant sous l’eau avec appétit et toutes sortes d’autres sensations phagiques, la grisaille ou une certaine opalescence du jour venue d’en haut était lumière, pour eux : ce peu de lumière qui leur était nécessaire. Quant à l’or, mouais, il se pouvait très bien qu’ils en aient, de l’or et de l’argent. Une de ces grandes bâtisses du début du siècle et rien qu’à les voir t’envahissent une sorte de nausée et de contrition canarisée : mouais, exactement le contraire de la couleur de Rome, du ciel et de l’éclatant soleil de Rome. Ingravallo, pourrait-on dire, la connaissait de tout cœur : et en effet une légère palpitation le prit, lorsqu’il approcha aux côtés des deux agents l’architecture bien connue, investi d’une si grande et si grandement résolutive autorité.
Devant l’horrible caserne couleur puceron, une foule : auréolée d’un filet protecteur de bicyclettes. Femmes, cabas et branches de cèleris : deux ou trois commerçant d’une boutique là-bas au coin, avec le tablier blanc : un « aide à tout faire » qui lui portait le tablier rayé, et avec le nez de l’aspect et de la couleur d’un magnifique poivron : concierges, domestiques, filles de concierge qui hurlaient « oh Peppino ! », garçons avec leur cerceau, un subordonné chargé d’oranges, prises dans son grand filet, avec au sommet les touffes de deux branches de fenouil, et des paquets : deux ou trois gros cadres de la fonction publique qui, en cette heure mûre pour les grades élevés, venaient tout juste de mettre les voiles : en direction, chacun, de leur ministère : et une douzaine ou une quinzaine d’autres désœuvrés ou vagabonds en tout genre, sans direction précise. Un facteur enceint jusqu’au cou, plus curieux que les autres, donnait, avec sa sacoche pleine à craquer, des coups au cul à tout le monde : et tout le monde qui murmurait oh ! attention, et puis encore oh ! attention, oh ! attention, l’un après l’autre, au fur et à mesure que l’énorme sacoche venait les heurter dans le derrière. Un zigue avec un sérieux faussement désinvolte, déclara : « Dans cette baraque, il y a plus d’or dans les armoires que d’ordures dans les poubelles. » Tout autour, le bandeau des roues de bicyclettes, tel un derme sui generis, semblait rendre impénétrable cette pulpe collective. Aidé et presque précédé par les deux agents, Ingravallo se fraya un chemin. « Voilà la police, » dit quelqu’un. « Laisse un peu passer la Crampe, oh gamin… Salut Pompeo ! Alors, tu l’as serré, le monte-en-l’air ?... Attention, voilà Beau-Blond… » La porte cochère, entrebâillée, était sous la garde d’un brigadier de la sécurité publique du commissariat San Giovanni. La concierge, l’ayant vu « transiter », l’avait appelé en renfort : peu après l’événement, et pas longtemps avant l’arrivée des deux agents de la P.J., à savoir Gaudenzio et Pompeo : elle le connaissait depuis un petit bout de temps maintenant, à cause des déclarations de location et du registre des locataires. L’horrible crime avait eu lieu une heure plus tôt, qu’il était un tout petit peu plus de dix heures : à une heure in-croyable ! Dans le vestibule encore une petite foule, les habitants de l’immeuble : le babillage des femmes. Ingravallo, suivi par la concierge et par les deux autres, et par les commentaires de tout le monde, « c’est la police, c’est la police », monta au troisième étage, escalier A, où habitait la cambriolée. En bas se poursuivit le grand bavardage : les voix larges, chantantes quelquefois, des femmes, devant rivaliser avec quelque trombone masculin, qui, de temps à autre, en venait même à les couvrir : comme les échines courbées des vaches par les grandes cornes du taureau : la raison de la foule recueillait l’étoupe des premiers témoignages, des « je vous jure que je l’ai vu » : elle commençait à les tresser en un poème épique. Il s’agissait d’un cambriolage, plus précisément d’un vol avec violence à domicile, manu armata.
Published by The Edinburgh Journal of Gadda Studies (EJGS)
ISSN 1476-9859
© 2007-2025 by Fréderic Sicamois & EJGS. First published in EJGS BabelGadda, EJGS 5/2007.
Artwork © 2007-2025 by G. & F. Pedriali.
Framed image: after a detail of an aerial view of Rome.
All EJGS hyperlinks are the responsibility of the Chair of the Board of Editors.
EJGS is a member of CELJ, The Council of Editors of Learned Journals. EJGS may not be printed, forwarded, or otherwise distributed for any reasons other than personal use.
Dynamically-generated word count for this file is 9105 words, the equivalent of 27 pages in print.