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Les yeux vigilants de l’amour
(Lecture d’une scène du Pasticciaccio)
Jean-Paul Manganaro
Pour Mario Fusco
Une des scènes les plus célèbres du Pasticciaccio est celle où le commissaire Ingravallo est appelé via Merulana pour y effectuer les constats relatifs à la mort de Liliana Balducci et où il découvre le cadavre: (1) c’est en effet à travers le point de vue de celui-ci que, dans la construction du récit, Gadda choisit de nous relater cette scène capitale. Capitale parce qu’elle achève – à travers une réelle mise au tombeau – le rapport de nécessité romanesque impliqué par la relation, inexprimée dans les faits, entre le commissaire et Liliana, et qui en constitue donc le nœud épiphanique. En d’autres mots, dans l’économie pratique et affective la plus resserrée, aucun autre personnage, hormis le commissaire, ne permettait au narrateur de donner à voir le corps de Liliana. Les raisons sont d’abord liées au mouvement psychologique de l’intrigue: Ingravallo est réellement le seul qui, tout au long du roman – et surtout après le meurtre –, ait quelques tendresses érotico-affectives pour Liliana, et c’est donc, moralement, à lui que revient de présenter le corps qu’il aurait aimé et qu’il n’a pas, lui, massacré. Cette raison, implicite et secrète, est occultée par celle qui apparaît comme explicite et première, recouvrant l’autre: à savoir que le propre du métier de policier est aussi de constater le crime; à double titre, Ingravallo est confirmé comme deutéragoniste du Pasticciaccio, héritier de l’histoire de Liliana.
Rappelons quelques faits en amont: après la présentation du commissaire Ingravallo, a lieu le déjeuner chez les Balducci, annoncé avec des détails dignes d’un rapport de police; cette scène, en style indirecte libre, enchaîne et rassemble la somme des remarques psychologiques d’Ingravallo autour de la structure, ou pseudo-structure, érotico-familiale des Balducci. Les présences réelles ou évoquées – nièces et bonnes – jouent comme autant d’apparences fantasmatiques qui n’arrivent même pas à se constituer en symboles, et ne remplissent jamais les fonctions qui seraient les leurs. Ainsi, par exemple, monsieur Balducci n’assure pas la fonction de père (on lui reprochera de n’avoir pas su être un mari adéquat, approprié), de même que Liliana ne saurait remplir celle de mère; de même que les diverses figures féminines qui surgissent ne sont ni filles, ni nièces, ni de véritables amantes. (2) Au sujet de ces dernières – nièces et bonnes – le narrateur, sans éviter un certain nombre de poncifs, nous informe des goûts et des pensées érotiques du commissaire, qui sont pourtant autocensurées en raison du lieu – la maison des Balducci – et des circonstances – le déjeuner; plus encore, elle sont réprimées par le premier jugement, dépassant la situation érotico-affective, que le commissaire porte sur Liliana, et qui résonne presque comme un programme de respectueuse pureté:
Gli bisognò reprimere, reprimere. Facilitato nella dura occorrenza dalla nobile malinconia della signora Liliana: il di cui sguardo pareva licenziare misteriosamente ogni fantasma improprio, instituendo per le anime una disciplina armoniosa: quasi una musica: cioè un contesto di sognate architetture sopra le derogazioni ambigue del senso. (3)
Harmonie et musique fusionnent dans cette architecture qui se dresse au-dessus du senso, lequel, dès lors, n’indique plus la simple signification des actes, mais souligne, en les signifiants, i sensi, les sens. Plus qu’un portrait de Liliana, dans cette analyse du commissaire, se dessinent les limites entre lesquelles se noue l’enchevêtrement de l’histoire: toute image, ou pensée, impropre ou inappropriée doit s’effacer devant cette femme, jusqu’au moment où, par la mort, elle va basculer elle-même dans la situation d’image impropre ou inappropriée; jusqu’au moment où, par la mort, les dérogations ambiguës du sens vont se transformer en autant de dérogations ambiguës des sens ou du sexe. Au commissaire qui, face à Liliana, se veut dans l’approprié ou dans le propre, il ne sera jamais accordé de passer à un acte dicté par les sens, sauf l’acte – abstrait et distant – du voyeur dont l’objet de désir sexuel se trouve être ici éternellement différé par l’éternité de la mort, et immédiatement différé dans le corps même de la morte.
De façon décisive, la mort de Liliana conclut et rouvre des séries: (4) la première est de confirmer et d’effacer, en un même geste, la nécessité du rapport que le commissaire entretient avec elle car, à travers sa mort, s’achève la possibilité de l’histoire d’amour, et s’ouvre la virtualité du récit amoureux. C’est alors une autre série qui est inaugurée, à savoir le récit de son histoire de commissaire. à double titre, donc, Ingravallo est amené à constater la mort et à reconnaître le cadavre: en qualité d’amant putatif de la morte, et en qualité réelle de commissaire qui dresse et instruit l’histoire à venir, l’histoire des raisons et des faits, l’histoire des mobiles, contre laquelle, seul encore une fois, il va buter, toujours afin de rester résilié dans ce qui est approprié ou propre. Que reste-t-il du désir amoureux, des «dérogations ambiguës du sens»? Nés en deçà des personnes, c’est-à-dire sans l’aveu, la reconnaissance et la confirmation des sujets – puisqu’il ne faut pas dépasser l’image inappropriée ou impropre –, désir et dérogations n’auront été que le fruit de circonstances diverses: peut-être nous indique-t-on qu’il ne nous est pas donné d’aimer des personnes, des sujets, mais un ensemble ou des ensembles de circonstances qui vont toutes se cristalliser autour d’un nœud et créer des enchevêtrements dont le sens nous échappe et qui se remodèlent, dans une logique où l’emprise du rationalisme résiste, en autant de circonstances atténuantes ou aggravantes pour les devenirs en jeu, et qui demandent, au fur et à mesure de leur avènement, autant de constats.
Que l’amour du commissaire parvienne soudain à l’extrême, dans les limites propres des possibilités, est souligné par l’ensemble des réactions physiques et affectives dont Ingravallo est oppressé dès l’annonce de la mort: sueur, terreur, douleur, blancheur sont rassemblées pour décrire son état de détresse, en cette première station d’un calvaire où il se mue en Mater dolorosa (RR II 57-58; L’affreux pastis, 52-53). Un voyage initiatique – qui rappelle celui de Roméo vers Juliette – s’amorce depuis l’entrée de l’immeuble, fermée et gardée comme un saint sépulcre, jusqu’au couloir et à la porte de l’appartement, elle aussi gardée, et aboutit à la pièce où se trouve le cadavre, évoqué par le sarcophage, comme au fond d’un tombeau: la première description de Liliana morte est d’ailleurs enchâssée dans l’évocation des chapelles sépulcrales de Saint-Laurent à Florence. La douleur et le funèbre sont réverbérés par la projection d’un cadre mythique, comme un arrière fond de la scène et qui l’enclave, d’où surgissent, tour à tour, et mêlées, les connotations païennes et chrétiennes d’un Achéron poétique – avec sa cohorte de femmes: «un papotage d’ombres, le chuchotis des locataires» – et du tombeau comme réceptacle – avec le «gelo del sarcofago» (5) –, opposé, et pourtant parallèle, à ce qui reste désormais d’un prétendu sein maternel et qui s’étale à présent dans la description de la morte. Puis la «concierge», semblable à un Charon émergeant de l’obscurité, réinaugure la scène qui reprend sur l’«horrible» vision.
à partir de ce moment, dans la prose de Gadda, le regard du commissaire se dédouble, mélangeant au moins deux degrés: amoureux et inspecteur, au point qu’on pourrait parler d’une inspection amoureuse. Bien qu’on puisse isoler les différents instants de ce parcours à travers les effets de la prose, il est plus important de souligner l’effet de condensation que l’auteur crée: au lieu de chercher une dialectique intrinsèque de l’événement, Ingravallo se voit et se vit lui-même, à travers la morte, dans une unité définitive, pour une seule fois et enfin, entre corps amoureux et corps du délit; unité de son propre corps – avec le regard – pris dans le corps blanc et pur de la victime qu’il n’a pas su défendre – avec son amour. Mais cette unité supposée, par la scission que la mort provoque et expose, conduit justement à la négation de ce sentiment d’unité virtuelle des corps. Plus encore: si la posture vivante de Liliana savait comment rendre à toute image inappropriée sa valeur propre, voici que maintenant, les faits l’ont enfin contredite, en la plaçant dans une des postures de l’infamie, les «jambes, un peu écartées, dans une horrible invitation.» (6)
Et pourtant, cette «posture infâme» ne se situe pas exactement là où il faudrait qu’elle fût. Que la scène, à partir de la posture du corps de Liliana, balance entre connotation érotique déplacée – en raison de la situation simple de corps –, puis connotation pathologique – en raison de la situation plus complexe de cadavre – et connotation légale – en raison de la situation extrême de délit –, n’est pas dû uniquement au dessin proposé par Gadda. Quelque chose de plus enchevêtré se construit, exprimant l’impossibilité même de l’ensemble des volontés à se voir et à vivre dans des situations qui ne seraient pas fondamentalement négatrices et, au bout du compte, destructrices. C’est alors que l’inapproprié des situations rejoint le propre, non pas de l’histoire, ou du récit, mais de l’écriture et de sa syntaxe, qui ne se limite plus à être le symbole restitué d’une situation, mais qui sait impliciter, pour l’expliciter, cet en-plus à dire, cet impossible à dire, jamais dit dans les histoires, parce qu’il participe davantage du monde des silences qui se transforment en aveux – en tous sens –, c’est-à-dire d’un monde où l’on serait, pour n’importe quelle raison, dans la contrainte de dire. Or, il n’y a que l’écriture et sa syntaxe qui puissent opérer (dans) cette transgression des codes.
Le corps de la morte est vu en plongée, une plongée de la description mimant le cinéma, (7) dans le sens où ce qui est vu, dans un effet d’objectif, s’amorce à partir des «dessous», des jambes du cadavre et remonte ensuite vers la tête. Le commissaire s’installe d’emblée dans une attitude mentale professionnelle qui prime sur l’affective, mise alors en attente jusqu’à la description du visage. Cela confère à l’émoi précédemment exprimé un caractère humoristique qui joue ici à côté de la morte, avec ce qui, appartenant maintenant à tous et à personne, ne lui est plus propre ou en propre: c’est même ainsi que tout ce qui n’est pas le propre de Liliana peut se laisser approprier par les autres, et surtout par les images qui, sa vie durant, sans son intervention, seraient restées inappropriées. C’est, d’une certaine manière, la description révélatrice de la mise à mort d’un éternel féminin. Les dessous de la morte sont regardés et analysés, pour ne pas dire inspectés, et aboutissent à une appropriation affective qui déclenche une érotisation évidente procédant par touches appropriées: elle n’est pas développée suivant les schémas de quelque intention de volupté, mais en fonction de clichés rhétoriques du féminin, mêlant candeur, pâleur, ourlets, lumière de soie, couleur lilas et dorée, jusqu’à la blancheur de chlorose qui nous reprécipite vers le gel de la mort et le sarcophage.
Ensuite, une reprise prolongée des éléments: jarretières et jarretelles, puis les bas, blondeur élégante et chaleureuse d’une nouvelle peau accordée à Liliana par la fable «degli anni nuovi», des années nouvelles, (8) c’est-à-dire rêve des années modernes appartenant à ce présent-là qui colporte la fable d’une nouvelle jeunesse; bas, voiles de lumière, fabriqués par des «magliatrici», des «mailleuses», des machines à tricoter, «blasphèmes» à double titre, car si elles travaillent pour séduire à travers quelque chose qui serait inapproprié – les jambes, à l’occasion – elles recouvrent ici un corps innocenté par sa vie et sanctifié par la mort. La candeur de ces dessous constitue encore l’état de la propreté appropriée de Liliana, de même que la pâleur chlorotique de ses cuisses l’approche – chair contre chair – à l’instant même, et dans l’écriture, de la pâleur maussade du commissaire amoureux. L’érotisation est ici voyeuse et voyante et s’exprime ainsi parce qu’il y a désormais inappropriation définitive de Liliana sur les dessous de sa propre vie, (9) ce qui rend possible l’appropriation que le commissaire en fait maintenant et, avec lui, le premier venu, dont le lecteur.
Dans l’ordre du «tissage», a surgi un élément important dans la texture de l’écriture de Gadda et qui est au centre d’un grand nombre de ses récits: il s’agit de la «maille» dont ces dessous sont faits, «a punto gentile» et, quelques lignes plus loin, l’auteur la renomme dans sa trame de «punto a maglia». (10) La maille, le tricot qui a recouvert une fonction de la vie – le sexe de Liliana – croise à présent un signe devenu mort – la fente du sexe – «signe charnel du mystère» (11) que «Michel-Ange avait cru opportun d’omettre» sur la statue de la Nuit (une connotation de la mort) dans les chapelles des Médicis; la première partie de la scène se clôt sur un renvoi culturel à la tombe, dans son modèle expressif à la fois le plus païen et le plus chrétien.
La «maille» finit par s’inscrire dans la scène comme un des éléments importants et le mot ouvre une autre série riche en significations expressives: symboliquement, c’est la maille dont est tramé tout le fil de l’histoire, mais, dans la scène, la signification générale et première se déplace et joue comme symbole de cordon ombilical entre celui qui regarde et celle qui est vue, et suppose alors une lecture renvoyant à un ensemble de structures parentales, plus complexes qu’il n’apparaît dans l’immédiateté du récit, en rapport avec la construction d’une série d’images doubles et multiples où prendraient place des structures duales en jeu entre le commissaire et la morte, comme une structure père-mère (la relation sexuelle et familiale inopérante entre Liliana et son mari, qui, dans le fantasme du commissaire, aurait pu trouver une solution si Liliana s’était donnée à lui), une structure mère-fils (l’aspiration secrète et le rêve de Liliana, mais aussi les puissances virtuelles de l’inceste), une structure père-fille (toute la discussion compliquée sur la généalogie de Liliana et, dans ce cas aussi, la mise en valeur des puissances virtuelles de l’inceste).
La maille «a punto gentile» qui constitue un des moteurs essentiels de cette scène reprise immédiatement à la fin du passage par l’évocation des baigneuses à Ostie ou à Viareggio (RR II 60; L’affreux pastis, 55), aboutit en un premier moment symbolique à la description des vêtements d’un des personnages féminins les plus émouvants du roman, Inès Cionini, un trop court instant fiancée de Diomede Lanciani. La noblesse du tricot de Liliana se transforme alors en une «maglia di vagabonda», (12) un tricot de l’errance qui la découvre, plus encore qu’il ne la chauffe, et la livre, comme Liliana morte, aux regards inspecteurs et avides des policiers. Et si les dessous de Liliana sont intacts et intègres, les vêtements d’Inès s’ouvrent sur sa chair et en soulignent la pénétrabilité féminine en contraste avec l’impénétrabilité de la morte:
Una sdrucitura, all’attacco della manica, un’altra della sottostante maglietta, scoprirono il biancheggiare della spalla. Nulla aveva più, per celarsi, che quello strappato e scolorato avanzo d’un indumento di povera.
Ma gli uomini, quegli uomini, la ricattavano col solo sguardo, acceso e rotto a intervalli, dai segni e dai lampi, non pertinenti alla pratica, di una cupidità ripugnante. (RR II 169; L’affreux pastis, 164)
La maille, noble et «gentille», appropriée, de Liliana, donne à voir son envers, tout aussi approprié, sur la peau d’Inès; et l’auteur, sans pour autant le nommer, ne cesse de renvoyer, depuis le début de cette histoire de «mailles», l’écho de l’expression italienne de «bella maglia» qui veut dire «filou», «filouterie», et qui adhère aussi bien aux femmes qu’aux hommes du Pasticciaccio et en souligne la vie et le sort, dans le bien comme dans le mal. (13)
Nous arrêtons ici cette série parce qu’elle nous semble inépuisable, mais nous ne la quitterons pas sans avoir d’abord évoqué la généalogie de Liliana, dont la reconstitution nous renvoie à une incapacité absolue, pour elle, à réaliser autre chose que l’échec, et la conduisant pulsionnellement à la mort. (14) Incapable d’enfanter, même par transfert, impuissante, par le sens de l’approprié qui lui est propre et dans lequel elle résiste, à changer d’amour (la structure amoureuse de Liliana est enserrée dans trois ordres: le réel, avec son mari, le symbolique, avec son cousin, et l’imaginaire avec le commissaire – bien que cet amour ne soit supposé et agi que par Ingravallo), elle ne peut que demander en dernière instance, au moment où elle est morte, que son histoire, désormais non viable par elle-même, soit symboliquement continuée par le commissaire, le seul, dans sa généalogie et dans l’histoire du roman, qui la reconnaisse légalement, et qui se transforme donc non seulement en (son) père, mais aussi en (sa) mère.
Nous avions précédemment indiqué une problématique de l’unité chez Gadda, héritée de l’esprit logique du positivisme et pourtant profondément travaillée et remise en question par une élaboration d’ordre apparemment psychanalytique: cette scène constitue le noyau factuel qui, sous l’apparence d’une création littéraire allant de soi et relatant un simple fait banal, en réalité ne cesse de poser, de manière enchevêtrée mais incontournable, des problèmes et des questions auxquels ne sont apportées que des solutions et des réponses partielles. Non que Gadda ne sache y répondre – la réponse est toute dans les explications de l’ensemble de ces réseaux complexes qu’il tisse – mais, parce qu’il y répond de façon métonymique, en déplaçant et différant la réponse à l’infini, à tel point que ce roman policier, bravant toutes les lois littéraires de sa propre catégorie spécifique, sera le seul dans l’histoire littéraire à ne pas parvenir à enfanter son propre fils, à savoir l’assassin (de Liliana).
C’est que l’unité des désirs (maternels, amoureux, afférents à la connaissance qui se concrétise en spécificité investigatrice du commissaire, etc.) explose et se redissout dans les réseaux qui semblaient la dresser en unité fictionnelle, pour se redistribuer dans des multiplicités qui appartiennent désormais seulement à ceux qui en mettent en branle les rouages: la kyrielle de personnages mineurs qui vont faire fourmiller l’histoire encore à venir et qui, avant la mort de Liliana, restaient cristallisés en elle, en elle étaient occultés et se taisaient, par son mode de l’approprié.
Mais cette même unité délabrée semble être ressaisie, dans le mouvement parallèle de la mort et de la reconnaissance, par Ingravallo qui va essayer, lui, l’expert en filatures, d’en reparcourir et renouer les milles mailles dont elle est composée, jusqu’à l’antre de Zamira, jusqu’à l’énième reconnaissance de l’impossibilité d’aboutir à une unité, et ainsi dans un système de répétition à l’infini qui décrirait pourtant à chaque fois ses moindres transformations. Si le propre de toute maille est métaphoriquement de se faire et de se défaire, c’est ce mouvement-là qui est décrit à travers le corps même de Liliana: sa vérité sexuelle et maternelle ne réside plus – par le fait propre des transformations – dans le dessin de la fente de son sexe (que «Michel-Ange avait cru opportun d’omettre» dans sa statue), mais elle s’est déportée dans la blessure à la gorge que seule la mort a pu pénétrer et engrosser en enfantant Ingravallo.
Personne d’autre que la mort, d’ailleurs, ne peut plus s’approprier ce corps et ce sexe parce que, ainsi recouverts et plâtrés, (15) ils restent inexpressifs, tels qu’ils ont toujours été, et ne concernent ou ne regardent plus personne, plongés dans un néant où il est désormais impossible de les saisir ou de les prendre, exactement comme les yeux, inexpressifs non pas en raison de la mort, mais parce qu’on ne peut plus savoir qui ou vers quoi ils regardent; l’expressivité s’est transférée dans la fente ouverte par la blessure, abandonnée et offerte uniquement à la mort, et inappropriée pour tous ceux qui sont présents à la scène: et le sang qui s’est écoulé, de rouge qu’il fut, a pris maintenant une couleur plus proche du liquide menstruel. C’est ainsi que l’inspection d’Ingravallo est amoureuse à double titre, puisque par ses yeux il pénètre trop tard dans cette fente sexuelle que la mort a déjà visitée et puisqu’il en ressort enfanté par Liliana dans la tentative d’en résoudre l’histoire en une nouvelle unité. Expression d’une volonté inorganique, enfant et héritier, Ingravallo est lui aussi voué, comme ses deux mères (ou pères), Liliana et la mort, à l’impossibilité d’enfanter la solution du récit, pris dès lors, comme elles, dans la reconstitution et le rétablissement d’un même modèle génératif.
Il y a d’autres raisons par lesquelles il est possible d’expliquer l’inaboutissement apparent de l’histoire: la première, qui s’inscrit dans une valeur purement morale et humaniste, serait que de trouver le coupable ne pourrait pas rendre pour autant sa vie à Liliana, alors que l’auteur du vol des bijoux est retrouvé puisque ces derniers peuvent être rendus. Mais les raisons secrètes, résolues en renvois métonymiques, l’emportent: l’amour du commissaire est incapable de donner en retour un enfant à Liliana, l’enfant de sa mort. Pas plus que Liliana, par ailleurs, le commissaire n’est capable d’enfanter ce qui fonde la raison de sa vie intellectuelle et sociale – c’est-à-dire trouver le coupable – ni, pour une fois, d’enfanter ce qui établit la correspondance entre son histoire amoureuse et sa vie sociale – c’est-à-dire le recouvrement de l’éventuelle vérité capable de donner une consistance aux diverses formes de la connaissance. L’histoire, enfin, pourrait ne pas vouloir aboutir parce que le commissaire, en confirmant ses pulsions affectives et psychiques à l’égard de Liliana morte, a basculé maintenant, et définitivement, dans cette zone de l’image inappropriée ou impropre d’où Liliana en vie le tenait à l’écart – la vision du véritable sexe de Liliana livré en pâture à la mort –, lentement transformée en forme et raison de mort, et dont l’inverse – l’approprié ou le propre – avait toujours été la forme et la raison de vivre de Liliana. Par une emphase métonymique très puissante qui fait que Liliana n’est qu’une des formes possibles de Lulu, le sexe est déporté ailleurs, dans une zone où seule la mort – cet éventreur – pourrait la trouver. Le sexe a pris sa place illégitime, inappropriée, dans la blessure portée à la gorge et de ce lieu (où il est) déplacé aucune forme de vie ne peut plus être engendrée.
Même morte, pourtant, Liliana semble rester dans sa «discipline harmonieuse: presque une musique: c’est-à-dire un contexte d’architectures rêvées sur les dérogations ambiguës du (des) sens». (RR II 20-21; L’affreux pastis, 16).Tout l’effort descriptif de Gadda consiste à jouer sur la multiplicité des dimensions descriptives, c’est-à-dire à rêver d’architectures au-dessus des «dérogations ambiguës» du sens; si la description des dessous de Liliana renvoie à la multiplicité de ses candeurs, à la pureté intrinsèque de sa vie, elle n’en renvoie pas moins à cette inaltérable incapacité sexuelle qui la rend stérile même en présence de la mort, qui la rend définitivement, à sa stérilité appropriée. Et le sexe médusant déporté sur la gorge n’offre à Ingravallo que l’image renversée d’une impotence qui adhère à lui et se transforme en sa propre impuissance définitive à l’égard de ce qu’il a cru être son amour à partir de l’histoire médusante racontée par Liliana; et cela, bien qu’il ait essayé d’écarter ses yeux amoureusement vigilants.
Notes
1. Pasticciaccio, RR II 58-60; L’affreux pastis de la rue des Merles, trad. par P. Bonalumi (Paris: Seuil, 1963), 53-55. La rédaction de Letteratura du même passage (RR II 327-29) comporte quelques variantes importantes qui ne modifient pourtant pas la formulation générale du récit excepté le nom du commissaire, Ingràvola dans l’édition de Letteratura, transformé ensuite dans le définitif Ingravallo (cf., à ce sujet, Manganaro 1994a: 277-79), la plupart des corrections portent sur la transcription du dialecte romain; certaines autres comportent des modifications lexicales qui ne nous semblent pas assez significatives pour en proposer l’étude ici, mais que nous soulignerons, éventuellement, en fonction des nécessités de cette lecture. En fait, la modification la plus importante tient à une totale transformation de la ponctuation la leçon de Letteratura comporte 54 points de suspension, alors que la version définitive n’en garde que 6, les autres étant remplacés par de simples points. La structure suspensive, formulant un effet d’incrédulité suffoquée dans la première version, est remplacée par une nouvelle tension intérieure du texte, qui lui confère un caractère nerveux et accentue l’effet de réel et la plongée (ou la contre-plongée) dans l’événement; c’est toute la dynamique du point de vue qui change l’expression fait ressortir des symptômes, des affects, au lieu de constats chargés d’une sentimentalité psychologique et affective.
2. Sur l’inaccomplissement de ces fonctions, et concernant plus particulièrement Remo Balducci, le mari de Liliana, cf. le point de vue des tantes dans le Pasticciaccio tout y est dit RR II 89-91; L’affreux pastis, 84-86.
3. RR II 20-21; L’affreux pastis, 16. C’est nous qui soulignons. La traduction française interprète directement, ôtant la possibilité des suppositions. En sourdine, le modèle idéal est traditionnellement celui de Béatrice chez Dante.
4. Elle conclut, mais elle inaugure aussi. Certaines séries surgissent dans l’évidence, dictées par des pulsions ou par des instincts série des bonnes, des nièces, des filles, etc.; série des tentatives pour enfanter soi-même ou à travers les autres; série alternée du masculin et du féminin dans l’exploitation de la série des tentatives; série des renonciations successives et de tout ordre dans lesquelles est pris Ingravallo à l’égard de Liliana; série des recherches propres à l’investigation qui, à leur tour, vont développer d’autres réseaux de séries, etc. à côté de ces séries évidentes, diégétiques, se développe un autre réseau sériel, occulté, secret, rapporté, dans l’ensemble, par le discours indirect libre série des hypothèses, série des interrogations, série des supputations, série des sentiments enfin explicités lorsque leur nécessité active est désormais cassée par la mort; série des possibles infinis qui ne se sont pas réalisés ne parvenant pas à prendre corps à chaque fois, la réalité bascule dans le réel, à chaque fois la réalité est saisie dans l’expression de son inanité. Un très bel exemple de la série qui inclut hypothèses et supputations nous est fourni dans la scène par le questionnement du narrateur-commissaire au sujet des yeux de Liliana morte que regardent-ils? «Gli occhi […] a guardà che poi? Guardaveno, guardaveno, in direzione nun se capiva da che» (RR II 60; L’affreux pastis, 55).
5. Traduit par «le froid des tombeaux», alors que sarcophage, plus "majestueux", évoque mieux l’inexorable transformation du corps en cadavre vermineux (L’affreux pastis, 53).
6. RR II 59; L’affreux pastis, 54. Cela apparaît aussi dans une des multiples conclusions de la scène «la morte gli apparve, a don Ciccio, una decombinazione estrema dei possibili, uno sfasarsi di idee interdipendenti, armonizzate già nella persona. Come il risolversi di una unità che non ce la fa più ad essere e ad operare come tale, nella caduta improvvisa dei rapporti, d’ogni rapporto con la realtà sistematrice» (RR II 70; L’affreux pastis, 64). Plongée inversée du commissaire dans cette non-unité pour réclamer la sienne.
7. L’effet de plongée est ensuite rendu plus clairement par l’intervention des photographes de la police; elle parachève, sur une autre tonalité, les pensées d’amour du commissaire qui commentent toute la scène, beaucoup plus longue que le morceau que nous avons choisi (RR II 67-71; L’affreux pastis, 62-66).
8. La traduction française rend plus explicite le texte italien qui flotte suspendu dans des surdéterminations syntaxiques «Tese, le calze, in una eleganza bionda quasi una nuova pelle, dàtale (sopra il tepore creato) dalla fiaba degli anni nuovi, delle magliatrici blasfeme» est rendu par: «Tendus dans la blonde élégance d’un presque nouvel épiderme offert (sur la tiédeur créée) par la moderne magie des mailleuses blasphèmes» (RR II 59; L’affreux pastis, 54).
9. Dessous qui englobent tout son passé de femme en espoirs et en déceptions.
10. Traduits par «à maille très fine» et «tricotage» (L’affreux pastis, 54). à propos de la problématique d’ensemble évoquée par la maille et le tissage, cf. Manganaro 1995a et Manganaro 1995b.
11. Le sens premier des mots renvoie à une multiplicité de signes plus encore que de significations-signifiants; ici, par exemple, le mot «mystère» s’exalte en ses pluralités le premier sens dit à la fois le mystère de la création, mais aussi des rapports sexuels. D’autres sens peuvent succéder mystère pour Liliana qui n’a pas enfanté, pour le commissaire qui n’a pas connu ce «signe charnel», pour l’assistance qui n’y voit rien d’autre que le sillon apparent à travers le vêtement qui, de fait, cache le vrai «signe charnel». La syntaxe de Gadda se construit sur ces épaisseurs stratifiées des mots qui produisent des puissances du signe et du sens; l’auteur a poétiquement rendu compte de ce concept et de ce procédé à travers l’image récurrente de la montagne et de la pierre précieuse dans de très nombreux textes.
12. Traduit par «des nippes de clocharde» (L’affreux pastis, 164).
13. Rappelons, entre autres, que la Zamira, personnage central de la deuxième partie du roman, travaille dans la «maille» au sens large du mot; que c’est par un long fil de laine traîné par la poule la plus satanique et infernale parmi les gallinacés de Gadda au sens propre du terme elle surgit, apocalyptique et révélatrice, des profondeurs mystérieuses du gîte de Zamira – que l’enchevêtrement des recherches policières peut envisager d’aboutir vers une solution probante. Il est question de la «maille» et de ses «dérivés» aux pages suivantes: RR II 53, 125, 134, 148, 154, 169-171, 179, 194, 204, 208, 227, 240; L’affreux pastis, 48, 119, 128, 142, 148, 164-166, 174, 190, 200, 204, 222, 234.
14. La généalogie de Liliana est relativement compliquée et elle est relatée par Pompeo au commissaire (RR II 74-75; L’affreux pastis, 69-70): Rutilio Valdarena, grand-père de Liliana, a deux fils, Felice et Cesare, respectivement père et oncle de Liliana; Felice épouse la mère de Liliana qui meurt au cours d’un deuxième accouchement le nom de celle-ci n’est pas cité dans le roman; Liliana sera élevée par la femme de son oncle Cesare, c’est-à-dire zia Marietta. Cesare et Marietta, à leur tour, ont un enfant, Romolo, qui épouse Matilde Rabitti et leur fils est Giuliano Valdarena, lui aussi orphelin, comme Liliana, ayant perdu très tôt son père, puis sa mère, remariée, dans un accident de voiture. Liliana et Giuliano sont donc cousins de troisième degré. Liliana ne s’étant pas reconnue dans une mère qui, à son tour, ne l’aurait pas reconnue en raison de sa propre mort, cela explique potentiellement et partiellement son impuissance fantasmatique à enfanter, comme aussi le fait d’assumer jusqu’au bout la pulsion de mort qui redouble, en le recopiant, son propre modèle général de destin maternel. Le modèle parental qu’elle suit est celui de sa propre tante ayant été élevée par celle-ci, elle essaie, en vain, de s’attacher des nièces, dont Gina est la dernière en date. Cette deuxième généalogie, symbolique, est compliquée par la présence équivoque des femmes de ménage, Assunta et Tina par exemple, auxquelles, comme une mère, elle offre des trousseaux de mariage, opérant ainsi un transfert de procréation. Dans le roman, Gadda va dresser, en parallèle, une autre généalogie symbolique, celle de Zamira Pacori, dont les filles, Virginia, Inès, Camilla, Lavinia, vouées à la prostitution, sont elles aussi, symboliquement, stériles. Le fait que Liliana puise dans ce réseau de filles explique en partie, et symboliquement, qu’elles ne lui donnent jamais l’enfant qu’elle en attend: cruellement, Liliana est donc vouée à une stérilité totale, aussi bien au plan du réel qu’au plan du symbole et de l’imaginaire.
15. Le sexe plâtré et les intentions encore une fois secrètes de cette scène sont évoquées dans le passage célèbre du rêve du brigadier filant vers la campagne romaine à la recherche de preuves (RR II 194; L’affreux pastis, 190).
Published by The Edinburgh Journal of Gadda Studies (EJGS)
ISSN 1476-9859
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