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Gadda: L’oeuvre comme connaissance
Jean-Paul Manganaro
La note n° 8 du récit éponyme de L’Adalgisa établit une liste d’éléments disparates qui se veut exhaustive, dans son ensemble, pour la description d’une époque. Au début du récit, Adalgisa, reparcourant sa vie, évoque à plusieurs reprises «il mio povero Carlo» (RR I 511), sur un ton répétitif qui tient humoristiquement du péan et qui n’est pas sans évoquer, volontairement ou pas, en la renversant, la contraction «Charbovary» de Flaubert: (1) le choix même du prénom du personnage semble vouloir créer la confusion entre une donnée autobiographique certaine, et une donnée purement culturelle qui joue un rôle de mise à distance, comme cela est ironiquement rendu plus explicite par le début d’un autre paragraphe:
Come dice anche solo il nome, Carlo!, egli era un bravo e bell’uomo. (Adalgisa, RR I 514)
Gadda conclut lui-même la kyrielle plaintive d’Adalgisa, en reprenant la petite phrase et en achevant la série par un «infine». (2) C’est alors que la note devient importante pour Gadda: elle va analyser péremptoirement, telle une fiche technique, les divers éléments qui ont déjà constitué, en amont, quelques larges pans et motifs essentiels du récit. L’époque dans laquelle est inséré «il povero Carlo» et dont il est le héros involontaire est l’époque positiviste, comme il est rappelé juste au début de la note, redoublant ainsi la résonance de la donnée autobiographique et culturelle puisque c’est aussi à cette époque que se situe la formation de l’auteur.
La note reparcourt et rassemble, en un tracé apparemment unique, quelques motifs qui ont servi à construire quelques bouts de trame de la diégèse; moins directement plongée dans les réseaux psychologiques du récit, elle essaie d’abstraire et de condenser, comme en un panoramique d’un tissu social et culturel qui est celui de la bourgeoisie de Milan. Par une suite de cadrages et de recadrages, Gadda esquisse presque une sociologie rapide et pourtant minutieuse du positivisme, les faits marquants de son histoire immédiatement appliqués à des résultats concrets, et redécrit un parcours historique et géographique.
Gadda, essayant de faire abstraction de tout subjectivisme, énumère en premier lieu tout ce qui est censé représenter une ouverture vers la collectivité: université populaire, bibliothèques, clubs et sociétés amicales, cercles de réunion, de débats et de confrontation; cette courte liste est suivie de l’analyse descriptive d’une économie de participation liée à la création de coopératives. Ce sont ensuite les pratiques économiques nouvellement installées et qui vont constituer les prémisses et le premier noyau du capitalisme de ce lieu extraordinaire de l’Italie: défilent les banques, les mutuelles et les assurances dont il décrit avec une minutie obsessionnelle le nombre et les localisations géographiques, les dates de naissances et le développement capillaire, le réseau déterminant la multiplicité des caractéristiques sociales, voire le fondement supposé de justice sociale. L’aspect souvent purement technique de l’énumération et de la nomination, veiné de particularités grammaticales qui déclenchent des mécanismes d’ironie, répond parfaitement aux catégories d’ordre et de scientificité de toute affirmation chez Gadda, dont il faut rappeler l’invective quasi dantesque contre le désordre des Italiens. (3)
Mais le dessin général qui en ressort est surtout la volonté consciente de se rattacher à l’esprit et aux méthodes scientifiques de l’époque dont il décrit un certain nombre de mécanismes, et dont, surtout, il a vécu les péripéties, au cours de sa formation intellectuelle et morale, comme autant de décisions nécessaires à la constitution d’une vie personnelle heureusement intégrée à une vie collective. Du texte à la note – d’une lecture à l’autre – on perçoit le mode d’emploi de cette double entreprise, répétitive, de l’écriture qui met en représentation des fonctionnements dont elle chercherait, à travers la note, l’ensemble pluriel des «causes efficientes». (4) D’un côté – du côté de la note – s’élaborent des masses analytiques et cognitives, de l’autre – du côté du récit – est mis en scène ce qui s’insère dans la diégèse et dans le récit comme autant de «petites perceptions»:
Gli imponderabili atti e moti, le intime e quasi inavvertite volizioni, le oscure e tormentose delìbere, le profonde elezioni dell’istinto, i minimi sopralivelli della scelta, «les petites perceptions», s’erano lentamente stratificate negli evi, affiorando nella risorgiva di una persona. L’oscuro tendere, l’oscuro volere, l’oscura fermezza, l’oscura fede: l’oscura fatica della sopportazione, l’oscura negazione e ripudio delle cose abominevoli, la scelta degli atti vitali, il raggiunto essere, alfine, come chi emunto alfine risorga: nel giorno! dalla tomba infernale della miniera. (5)
La suite de la note numéro 8 semble élaborer, par entassements disparates, ce que l’on pourrait appeler l’illustration des petites perceptions à l’intérieur d’un vaste champ qui s’apparente à une étude sociologique, dans une relation où, en réalité, sociologie et anthropologie du présent se renvoient des échos mutuels de dépendance et de discursivité. Mai, au-delà de cette première structure, il y a une masse objectivée constituant la présentation d’un ensemble majeur, dont Gadda décrit le mouvement, la pullulation, le fourmillement qui résident en son intérieur de masse, lui conférant l’aspect d’une matière saisie à la fois dans son être et dans son devenir. La poussée subjective finit alors par déferler, elle se fait «océanique», elle entasse et recouvre les éléments fragmentaires et disparates et s’offre à nouveau comme totalité saisie dans des évolutions successives et cantonnée encore, pourtant, dans chacune de ses définitions infinitésimales. Gadda réussit ce tour de force de faire coexister son cher Leibniz avec son cher Darwin: on pouvait déjà pressentir, par la citation sur les petites perceptions, cette volonté de vouloir définir en décrivant la masse psychologique à l’œuvre vers une évolution, dans le sens d’un savoir qui se transforme en quelque chose qui se fait sous nos yeux, qui se transforme en son devenir. La note est comme une cave où, pêle-mêle, s’amoncellent bouteilles de bière, billards, escrime, Clubs, lieux de restauration physique et morale, pots de chambre, notations sonores dérivées d’une homophonie quelconque et pourtant précise, s’inscrivant dans la page au moment même où l’homophonie traverse l’esprit:
(C.A.I. È «calli» nei dial. lomb.). (RR I 554)
Petites perceptions et petites folies accumulées: jusqu’à ce que l’esprit scientifique «en mineur» reprenne le dessus dans ses présentations faites à la manière d’un dictionnaire encyclopédique lorsqu’il est question, par exemple, d’expliquer l’origine de la sellaïte et de la bélonésite.
Us et coutumes de la contemporanéité s’enracinent et se mêlent alors aux traditions. Gadda laisse porter sa note par quelques-unes des disciplines que l’époque positiviste a inventées et répertoriées. Mais cela prend vite, aussi, une allure de cinéma muet où défileraient avec une rapidité déterminée par l’esprit de documentation les termes de l’énumération-description. Nous sommes dans la proximité de Guido Gozzano et de ses descriptions poétiques d’objets, différemment figurées – surtout avec une autre vitesse –, et en train de se constituer comme motif culturel dans la littérature italienne: de même que ce sont les deux premières représentations écrites du Kitsch en Italie.
Malgré l’effort d’encyclopédisme de Gadda, la liste est loin d’être exhaustive, elle est simplement expansive, elle crée des dilatations; tout en débordant dans des directions multiples et omnivores, elle se tient en deçà de la possibilité infinie inhérente à sa constitution, et semble s’arrêter sur le seuil du démembrement infinitésimal de quelques-unes de ses singularités. En réalité, l’ensemble infinitésimal, repris ici en note comme une des multiples possibilités de lecture du monde ou de la société spécifique à Milan, résume en fin de texte l’ensemble des essaimages déjà réalisés dans le texte au cours de chaque récit, où chacune des masses et des énumérations était mise en situation, sous-tendant des renvois constants d’un récit à l’autre; de même qu’est sous-tendu le renvoi constant de l’œuvre en question à d’autres qui la précèdent, à d’autres qui vont la suivre. Il ne s’agit pas simplement d’une répétition des mêmes thèmes; il y a quelque chose de plus troublant, et c’est, à proprement parler, la constitution d’une œuvre qui ne cesse de se refaire et de se répéter puisqu’elle porte en elle le sentiment secret d’être coupable de n’avoir pas su commencer, ou, plutôt, de n’avoir jamais su où elle se commençait. Elle est en défaut d’origine. Les atermoiements en ce sens doivent être repérés dans certains aveux du Giornale et dans quelques lettres, particulièrement à Bonaventura Tecchi. (6) Autant dire, aussi, que l’horizon de la fin ne peut, dans ces conditions, jamais être atteint, bien qu’il soit attendu, et pas même partiellement; l’œuvre vit dans une sorte de douleur désespérée qui regarderait à sa clôture comme à quelque chose d’injustifié et, plus encore, d’injuste.
Gadda recrée sa mythologie personnelle de l’époque; il dit, en clôture de la note et en guise de conclusion morale:
A ogni epoca la sua saggezza. (RR I 557)
Cette chute rouvre une fois encore une problématique essentielle de l’œuvre de Gadda: comment comprendre cette saggezza aussi définitive sinon comme une énième expression affirmée de la connaissance? Où en trouver l’origine? Le mot renvoi à la Cognizione à venir, (7) et par lui Gadda veut souligner, dans sa description de l’époque positiviste, un point d’aboutissement, un équilibre idéal qui est nécessairement le résultat d’une conscience ayant mûri l’expérience d’un certain nombre de faits et de choses. Il s’en dégage une double perception, à la fois générale et singulière, des faits et des choses de l’époque en question; il s’en dégage le reflet de sa propre sagesse à l’intérieur de l’époque citée, puisqu’il y appartient pleinement et qu’il en reflète, en la décrivant, l’essence même.
Qu’il appartienne à l’époque décrite, cela ne fait aucun doute: plus encore qu’un simple constat de datation, il y a là une revendication très précise de l’auteur. En ces années où paraît L’Adalgisa, c’est-à-dire autour de 1943, Gadda est en train d’élaborer plusieurs textes, entre autres La cognizione, justement, les premiers tratti d’Eros e Priapo, et un très court texte qui ne sera édité que posthume: I miti del somaro. Ce recueil pourrait être une étude préparatoire d’Eros e Priapo, tant il y résonne de véhémence contre la dictature fasciste – I miti del somaro entretiennent avec Eros e Priapo une «parenté thématique sinon étroitement génétique» (Gadda 1988a: 71) –; à vrai dire, on y trouve la résonance de thèmes et de motifs qu’on a déjà entendus ailleurs, et plus particulièrement dans L’Adalgisa: l’allusion, par exemple, demeurée telle, à quelques variantes près, à «Alvise» et au «Capo Verde» (SVP 912; Gadda 1988a: 50), qui se trouvait déjà dans Notte di luna (RR I 292) en ouverture de L’Adalgisa; ou «Ermes il Macchinatore» (SVP 901, 916; Gadda 1988a: 28, 58) qui devient «Ermes carrucolatore» au tout début du Quando il Girolamo ha smesso… (RR I 301). Il y est question, certes, de mythe, et Gadda met en scène le mythe de l’enlèvement d’Europe soutenu par une description exaltée du tableau de Paolo Veronese, mais l’objectif le plus immédiat qu’il vise est la vacuité des mythes créés par le fascisme entre 1922 et 1944: il reprend d’ailleurs une énonciation déjà formulée dans Il castello di Udine, où il était question de la «grande soupe des mythes». (8)
Gadda attaque les mythes creux du fascisme en réévaluant l’époque et la sagesse, voire la philosophie et la connaissance, du positivisme. Dans I miti del somaro, l’analyse de l’époque est, par moments, encore plus circonstanciée que celle de la note n° 8 de L’Adalgisa: les caractéristiques d’ensemble sont développées ici en fonction surtout des personnalités morales qui ont apporté leur concours dans les élaborations scientifiques; ainsi, De Laennec, Lavater, Koch, Pasteur, Linnée sont cités à côté de Tito Vignoli, qui fait, lui, l’objet d’une explication biographique de l’auteur:
Mi sovviene d’un certo libro: un po’ tosto a leggerlo, ma pieno d’un veridico succo. Ch’io diciottenne lo lessi, nell’ambito delle mie collazioni psicologistiche: «L’intelligenza nel regno animale». L’autore, Tito Vignoli, era un filosofo-psicologo milanese: fu il primo presidente del Circolo Filologico Milanese. (SVP 913; Gadda 1988a: 51)
Sagesse donc du positivisme qui sert à réduire en cendre, à «incenerire», (9) les mythes de l’idélogie fasciste:
Incenerire il mito in una somma di conoscenze reali. Queste sole abbiano a porgere lume all’azione, riferimento provvisoriamente certo al giudizio. Molti nomi di storici, di filosofi, di giuristi, di economisti, di clinici, di politici, di naturalisti, di sociologhi potrebbero venir fatti: e ognun d’essi potrebbe venir assunto per voti ad eponimo d’una illuminazione positiva. Quanto a me, sulla mia schedula scriverò: Carlo Darwin. (SVP 913; Gadda 1988a: 51-52)
La généalogie du positivisme ou, si l’on préfère, ses assises et ses lettres de noblesse, Gadda les repère dans l’époque rationnaliste: cette caution est placée en ouverture de la deuxième partie de l’écrit, intitulée La consapevole scienza:
Razionalismo e positivismo, il secolo illuminato e il secolo commosso, hanno fatto strada esattamente inversa a codesti nostri falsarî (1922-1944) del mito travolgente. (SVP 909; Gadda 1988a: 43-44)
Il bisogno, stavo per dire il prurito, che molti patiscono, di dover vivere a tutti i costi una vita commossa, incontrò nella civiltà positiva in suo terapismo salubremente cinetico: la scienza, la conoscenza reale «commosse» gli adepti, nonché gli iniziati. (SVP 914; Gadda 1988a: 54)
Le verbe commuovere, utilisé dans ce texte à diverses reprises et placé parfois entre guillemets, doit être entendu dans son sens premier de mettre en mouvement, agiter, troubler, référé aux facultés spirituelles ou intellectuelles. C’est d’ailleurs cette même commozione, cette fois-ci prise au double sens que le mot recouvre, qui est à l’origine de l’enchaînement que Gadda a toujours fait entre le rationalisme, le positivisme et I promessi sposi d’Alessandro Manzoni:
[…] e le poche e stupende battute della parodia seicentesca, in apertura alla «Introduzione» dei Promessi Sposi, (SVP 914-915; Gadda 1988a: 55-56)
bien que l’émotion et la sympathie pour cette œuvre eussent déjà fait l’objet d’une analyse et d’une description à la fois amoureuse et critique dans l’Apologia manzoniana au moment de la composition du Racconto italiano di ignoto del novecento, (10) en date du 4 août 1924. Mais dans notre avant-dernière citation, il y avait comme la clé de voûte de ce qui nous intéresse dans l’analyse présente: c’est bien de la connaissance qu’il est question ici, de manière appuyée, «connaissance réelle», dit-il, qui ne peut être soustraite à la science; connaissance factuelle, donc, connaissance scientifique des faits et des objets, des manies, des modes, des mouvements qui s’impliquent dans une époque, s’y lient étroitement et la caractérisent, en en laissant surgir et paraître l’idéale sagesse. Tout cela, bien entendu, n’est pas délié d’une certaine humoristique curiositas, tout à fait gaddienne, plus proche de la païenne et libertine curiositas d’Apulée que de celle, plus autoritaire voire policière, de saint Augustin. (11)
Les questions autour de la connaissance, la façon qui est la sienne d’agir, la spécificité de son intérêt sont soulignées, dans des termes explicites, tout au long de l’œuvre, au moins jusqu’au travail de ces années 1930-1944, c’est-à-dire pendant l’écriture des textes courts, de quelques tratti de l’œuvre, que nous pourrions appeler nouvelles; avant, en tout cas, l’écriture définitive et différemment déterminée des moments plus vastes de La cognizione del dolore et de Quer pasticciaccio brutto de’ via Merulana. Ce questionnement et cette recherche correspondent d’une part à la période milanaise et florentine, période de travail et de repli, de pure connaissance et reconnaissance, où l’auteur pourrait considérer qu’il est «nel mezzo del cammin della vita»; mais correspondent aussi à l’époque du fascisme, contre lequel et contre les mythes duquel, justement, Gadda a toujours agité cette détermination culturelle très vite devenue polémique qui le pousse à redéfinir les territoires, les espaces de la vraie connaissance face aux attaques et aux atteintes de toute dictature.
Dans une autre œuvre posthume, écrite en quelques mois à partir du 1er mars 1928, la double problématique du mythe opposé à la connaissance revient de façon péremptoire – en tant que fondatrice d’une démarche à l’égard du réel et de l’écriture qui se veut délibérément et précisément cette décision-là, et comme leitmotiv obsessionnel et central de l’élaboration de l’œuvre. Elle est théorisée surtout dans la «Prima stesura» de la deuxième partie de la Meditazione milanese sous le titre général de «I limiti attuali della conoscenza e la molteplicità dei significati del reale» avec, en sous-titre, «La dissoluzione dei miti» et «Removibilità dei limiti periferici della conoscenza», où celle-ci est constamment mise en relation avec tous les aspects de la réalité; cette dernière subit d’ailleurs, elle aussi, un processus de nouvelle mise en forme à travers les lois de la multiplicité dérivée du système infinitésimal de Leibniz.
Il faut souligner la détermination de la connaissance opposée à l’ignorance, tant celle du XVIIe siècle, évoquée à travers l’obscurantisme inhérent à l’époque traitée par Manzoni, que celle du XXe siècle, à travers la présence du fascisme. C’est que la connaissance et la sagesse recouvrent une décision d’ordre éthique chez Gadda: elles contribuent à former, à donner un corps à la conscience, laquelle s’inscrit déjà dans le domaine de signification de la connaissance; il s’agit d’une conscience idéologique et affective: conscience morale et politique d’une collectivité, d’une societas qui s’affronte aux agissements et aux interprétations trop subjectives de toute mégalomanie dictatoriale. (12)
Il nous semble avoir vu, en analysant la note n° 8 de L’Adalgisa, comment sagesse et connaissance ne pouvaient en quelque sorte être causées, pour celui qui se veut écrivain, que par l’énonciation et la transcription des répertoires, par tout un mouvement très attentif entre ce qui est su et ce qui est subodoré. La note, les notes de Gadda, en général, présentes dès la publication de son deuxième recueil, Il castello di Udine, naissent dans la marge du texte, comme glose constante, commentaire d’un commentaire, n’expliquant certes pas le texte, mais se glissant dans la contextualité comme un hors-cadre digressif et fournissant le prétexte à l’enchevêtrement, qui est une autre de ses déterminations logistiques.
Elles veulent pourtant créer aussi, surtout dans L’Adalgisa, un réseau généalogique de la langue en ce qu’elles jouent en corps à corps avec le dialecte parlé à Milan et avec l’étymologie, qui tient de l’exactitude scientifique, et qui est donc révélatrice en même temps d’un dire qui se veut différent, mais dont les écarts sont nomiquement justifiés par les lois d’une évolution, soit de la transcription, soit du sémantisme. Elles résument enfin – et nous l’avons déjà souligné –, en aval de l’écriture, ce que l’écriture même avait énoncé en amont dans le tissu du récit. La note devient ainsi la bordure, la repliure, la reliure, l’encadrement nécessaire justifiant le débordement qui a lieu à un moment donné de la page; elle essaie de retenir ce débordement, mais en réalité elle offre régulièrement, dans un même geste, dans une même gesticulation, les innombrables points de fuite du texte. Elle est enfin impositive, souvent hallucinatoire: elle travaille sur un quelque chose de-plus, sur son autonomie propre qui ne cesse souvent d’édicter elle aussi ses volontés comme apparaissant dernières et définitives.
La note exacerbe la connaissance déjà implicite au texte, elle affirme un territoire infranchissable qui redit la nécessité de la connaissance, et l’œuvre se détermine, se bâtit, s’achève dans ce mouvement infini qui définit sans cesse la même chose, tel un ressac marin, le même et pourtant toujours différent, et différant sa redite. Ce système proliférant est déjà mis en place dans chacun des récits et il trouve ses prolongements d’un texte à l’autre. Pour faire quelques exemples de structure différente, s’il est vrai que Teatro, dans La Madonna dei Filosofi, essaie de compléter son cadrage social par Cinema, il est vrai aussi que ces deux récits ensemble, l’un de l’intérieur, l’autre de l’extérieur, (13) trouveront leur complétude dans Un «concerto» di centoventi professori (Adalgisa, RR I 441-80) où intérieur et extérieur recouvrent toutes les épaisseurs sociales de la ville.
De même, dans I ritagli di tempo (Adalgisa, RR I 407-23) commencent à être énumérées les listes onomastiques et toponymiques du Circolo Filologico Milanese – ce dernier étant déjà cité dans I miti del somaro – dans la vaine tentative mnémonique et para-scientifique de classer et reconstruire les labyrinthes multiples de la ville. Ces listes sont reprises dans la mémoire active et intéressée du public de Un «concerto». D’un récit à l’autre, on sera passé de l’énumération d’un groupe familial relativement restreint à une série familiale plus vaste, où les généalogies finissent par dialoguer avec l’évolution; les deux catégories se mêlent et débouchent sur un discours digressif plus vaste, puisqu’il est encore repris au cours de la description d’un hypothétique enterrement. Discours qui corrode, par son ironie implicite, tant la matière généalogique que les propos sur l’évolution dont il serait nécessaire de repérer l’ensemble sériel.
Le même procédé est appliqué à d’autres zones de l’œuvre: le passage dans Quando il Girolamo ha smesso… de la dame qui craint et espère, comme dans un cauchemar, qu’on lui arrache ses boucles d’oreilles (Adalgisa, RR I 303-306) donne lieu à une note explicative, la numéro 12 de ce récit, sur «l’estrusione kimberlitica» (RR I 337) qui nous renvoie aux diverses descriptions de bijoux de Quer pasticciaccio. (14) Mais, entre-temps, cette série aura permis de digresser sur une autre série, historique celle-ci, avec l’introduction d’une allusion à Napoléon Bonaparte qui donne lieu à la note numéro 10, l’une des plus drôles et inquiétantes de l’œuvre de Gadda.
Que fait donc la recherche de la connaissance? Elle ouvre certainement sur son propre territoire qui est, à proprement parler, infini et donc inachevable en son principe même; dans sa poursuite acharnée, elle aura ouvert sur ce territoire comme autant de vannes qui servent apparemment à la nourrir à l’infini, la découpant, la multipliant, la dénombrant, l’énumérant en autant de moments qui semblent conséquents – à condition pourtant de rester à l’extérieur d’une même séquence –, mais qui ne sont en réalité que consécutifs dans un déplacement égal à lui-même. Territoire de glissement que les notes ne cessent de redoubler et confirmer; mais territoires pourtant, c’est-à-dire, à chaque fois, autant d’enfermements dans un recoin de la spécificité scientifique et langagière qui n’arrête pas, tout en s’ouvrant, de s’offrir comme modèle de sa propre oligarchie, de sa propre manière édictante et en fin de compte dictatoriale.
Université de Lille IIINotes
1. G. Flaubert, Madame Bovary, in Œuvres, I (Paris: Gallimard, «Pléiade»), 329.
2. Adalgisa, RR I 517; le debut de la phrase est le suivant: «Perché infine il povero Carlo era…».
3. Cf., entre autres, les pages explicites du Giornale di guerra e di prigionia, par exemple, le récit du 24 juillet 1916 (SGF II 572-75).
4. Adalgisa, RR I 514 et note n. 3, p. 552. La cause efficiente énoncée ici et reprise en note avec les trois autres causes dans la théorie d’Aristote, sera au comble des soins attentifs de l’auteur au moment de la présentation du commissaire Ingravallo, et prendra le nom de «causale».
5. Adalgisa, RR I 520 et note n. 13 (RR I 559-60).
6. Il suffit de lire la toute dernière page du Giornale (SGF II 867). Cf. Gadda 1984b: 43-44. Il y est dit, par exemple: «A me sembra di essere forse un po’ discosto dal nitore di “Solaria”. La mia vita tormentata e bislacca, la mia piatta attività di ingegnere, molte amarezze, ecc., hanno finito per rendermi rozzo, trivialuccio, bisbetico. D’altronde io posso scrivere solo quello che penso e che mi viene. L’unica cosa di buono che posso avere è che, vivendo fuori del campo letterario, in un campo di azioni noiose e diligenti, posso portare quelche cosa della mentalità zotica del mestiere nella regione degli specialisti e dei raffinati: ne verrà un pasticcio curioso. Come soggetto strano, come giraffa o canguro del vostro bel giardino: ecco quel che posso valere. […] Un’altra cosa che non so se a Firenze digeriranno sarà il mio modo molto malandato, qualche parola mezzo lombarda, la veste eccessivamente dimessa. Be’, insomma, vedi tu».
7. On pourrait considérer la saggezza come un état de la collectivité et la Cognizione comme un état individuel à l’intérieur de la première.
8. Castello, RR I 130; la citation est la suivante: «[…] fuori dal minestrone dei miti. Navigare nella minestra, ma cercar di capire come è fatta».
9. Que l’on se souvienne du sous-titre d’Eros e Priapo: Da furore a cenere.
10. Cf. SVP 590-99. L’apologia manzoniana fait partie du corpus du Racconto italiano, et est édité comme tel dans les Opere; mais il a été édité d’abord dans Gadda 1983a: 228-238, puis repris dans Gadda 1982b: 19-30 – tr. fr. D. Férault (Paris: Gallimard-Le Promeneur, 1994), 17-29.
11. Cf., à propos de cette différence substantielle, le très beau livre de Maria Tasinato, Sulla curiosità (Apuleio e Agostino) (Parma: Nuova Pratiche Editrice, 1994).
12. L’image de celui qui «dicte» et «édicte» paroles et lois est soulignée avec éclat dans I viaggi la morte, en particulier dans le texte Come lavoro: «Il modello c’era: ed era la perentoria voce del costume dettato dai maschi, famosi baritoni a dettare, quand’anche meno eminenti e meno diligenti a osservare, loro stessi, il dettato proprio e bischerrimo» (SGF I 438-39).
13. Théâtre est tout banalement joué dans la description du spectacle à l’intérieur d’un théâtre, et la description de la sortie à la fin a lieu dans le même territoire de la chose décrite; alors que Cinéma n’aboutit jamais à la description du spectacle cinématographique, mais à l’«ambiance» digressive de la rue qui pénètre à l’intérieur de la salle: le spectacle est dans l’extérieur d’un intérieur qui ne sera jamais décrit. Dans Un «concerto» s’accomplit la réunion des deux formulation, avec description double d’intérieur et d’extérieur, sans reprendre le récit du spectacle. Celui-ci constitue, par ailleurs, l’objet d’une digression biographique et diégétique lorsque Gadda raconte l’histoire d’Adalgisa «cantatrice».
14. Rappelons les deux situations descriptives principales: la première, qui a lieu au moment où sont retrouvés les bijoux offerts par Lilana à son cousin Giuliano Valdarena et la seconde, où l’on retrouve les bijoux de la Menegazzi.
Published by The Edinburgh Journal of Gadda Studies (EJGS)
ISSN 1476-9859
© 2002-2023 by Jean-Paul Manganaro & EJGS. Previously published in Carlo Emilio Gadda. Edited by M-H. Caspar. Italies – Narrativa 7 (Paris: Université Paris X - Nanterre, 1995): 59-69.
artwork © 2002-2023 by G. & F. Pedriali.
framed image: after M.C. Escher, Concentric Rinds, 1953, with a photograph of Gadda superimposed.
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