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La connaissance à l’œuvre
Jean-Paul Manganaro
(à Françoise, à Ginevra, à David)
L’application d’un système qui relève de la connaissance, au sens général du mot, est, chez Gadda, une constante dans l’écriture de son œuvre. Ce qui semble changer, et qui crée un système parallèle à l’intérieur de l’œuvre, ce sont les modalités propres de cette application. Nous avons eu l’occasion d’analyser ailleurs (Manganaro 1995a: 59-69) comment, par exemple, une première expression générale de la relation cognitive semblait être prise en charge par l’ensemble des notes qui recadraient «en aval» ce que le texte s’évertuait à croire rendre explicite par sa prise de parole.
Consciemment ou inconsciemment, il s’agit en réalité d’occulter, ou plutôt de confondre, de déporter peut-être, par des traversées obliques, toute perception immédiatement réalisable du sens, idéalement ordonné dans sa clarté ou dans sa logique possible. C’est par là que ce que Gadda appelle la «cause», avec l’ensemble des variantes qui composent les fonctions causales, joue un rôle fondamental dans la création progressive d’un discours de l’écriture en un premier temps, d’un discours poétique en un second temps.
La situation ne naît pas, dans le récit gaddien, d’une évolution de l’action, arrêtée sans cesse par la réflexion cognitive sur les causes possibles de ce tout qui a pu déterminer la raison de son premier mouvement; ce serait même le contraire, à savoir que le discours est constamment pris dans une sorte d’involution en spirale qui se replie à l’intérieur même de la situation et en fait rejaillir, par la description, un ensemble de causes motrices éventuelles, mais qui ne parviennent pas à se souder, à se liguer en autant de mouvements de l’action. Celle-ci est toujours en attente, et si elle semble être en progression, en travail, c’est plutôt à travers une force d’inertie qui lui serait propre, tout comme l’inertie semble adhérer, par une des lois fondamentales de la physique, à la matière.
Gadda parvient à effacer ainsi toute notion de destin, de destinée, de destination: les choses – et les récits – ne sont pas mues par les déterminations d’une force, d’une volonté qui agirait selon et en fonction d’un plan, quel qu’il fût, d’une loi organisée – de nature humaine ou divine –, mais elles subissent autant de pressions involontaires, autant de coups de hasard qu’il y a de mots pour les dire, les énumérer, et les placer dans cet ordre-là, qui n’est que celui, poétique, des mots. S’il peut sembler que ces pressions travaillent et modifient la perception et l’allure des choses, cela n’infère pas sur le mouvement de l’action, qui reste en quelque sorte dans un état de «passivité» constant de la diégèse. Toute action à l’intérieur du récit obéit plus à des règlements rituels – où le rite n’est rien d’autre qu’une manière de se tenir à l’intérieur de la loi, du nomòs –, rites qui ne cessent d’être dits et redits comme autant de situations emblématiques, erratiques, répétitives.
L’expression à peine métaphorisée de cet état passif, et pourtant en mouvement, des choses, de cet état mécanique des choses et de l’action, est une image récurrente de l’œuvre, et évoque de près tout l’attirail mythologique des Parques: ce sont les «dévidoirs», les «navettes», les «fuseaux» qui apparaissent avec une insistance par trop appuyée pour qu’elle soit neutre, surtout dans L’Adalgisa:
Pezze su pezze, scatole su scatole, si montonavano sul banco: o ne tomborlavano fuora, e giù dal banco e dalle scatole, rocchetti, gomitoletti, gomitoloni di più tinte, tubetti e telaietti in cartoncino, a cariche multicolori, come piccoli aspi, gli aspi infiniti della servizievole possibilità. (RR I 366)
Ces «aspi», ces «dévidoirs» ne décrivent pas la volonté d’un destin, mais des possibles ou des «compossibles» aveugles, «servizievoli» non parce qu’ils seraient amenés à rendre service; mais simplement parce qu’ils ne s’imposent aucunement avec un «pouvoir» dont ils useraient. Ils sont simplement dans une posture, ou dans une allure, d’entités de l’éventuel et du probable, sans pourtant qu’aucune véritable volonté ne vienne les déranger dans la répétition infinie de leur somnolence machinale. La même figure revient à un moment plus aigu et ironiquement poignant du récit:
Così […] per arrivare a questo bel risultato, i fusi dei rings e dei self-actings avranno piroettato in triloni di giri, a filar miliardi di chilometri di filo: cardato le carde milioni di balle di Oklaòma e di Makò, i telai tessuto e tessuto infinita tela agli umani: tela di guendali e camicie, di innocenti fasce e insanguinate bende, di tovaglie avvinate e di demografiche lenzuola. E il tempo! (RR I 467-68)
Métaphores de la mort et du temps, sans mémoire, sans même la mémoire de leur quotidien labeur qui, du coup, n’est qu’une répétition sans travail ni fatigue, les «navettes» redisent inlassablement la comptine de leur indéfectible éternité, une «indefettibile eternità» perçue et calculée sur un temps qui leur est propre et qui s’oppose, dans ce texte, au temps des rêveries et des abandons, au temps de la vie des hommes et des poètes, le temps «dorato e rosso delle certose»:
E il tempo! Il tempo dorato e rosso delle certose guarderà di fra i pinnacoli e infiniti birilli oltre i pioppi, a sognati, perduti tramonti. Il tempo imperterrito degli alternatori e dei regolatori di giri, il tempo ingranato degli orologi di fabbrica e dei contatori di chilowattora, il tempo infranto e assordato dei telai e delle magliatrici, il tempo indaffarato e cuci-camicie ci avrà guidati a indossare la camicia della morte. (RR I 468)
Deux temps différents donc, qui ne renvoient pas à la même dimension, à la même hypothèse de la vie et de la mort: un temps fortement scandé et opiniâtre, rythmé par une folie qui n’appartient pas à l’humain, mais à la mécanique involontaire des machines inventées par l’humain dans un tourbillon qui dévore l’esprit; et un temps autre, celui, toujours, de l’heure des crépuscules, temps à la fois plus vaste et dilaté parce qu’il perd ses contours, et contenu pourtant dans une peinture affective qui joue – comme jouerait un enfant – en créant des jeux aux strates multiples. Un temps, ce dernier, propre et propice à la réflexion, mais où ce n’est pas l’homme qui réfléchit, car il s’est laissé aller, s’abandonnant aux jeux calmes et voluptueux du paysage; désormais, c’est le paysage qui réfléchit, à travers sa lumière: «descendant des hauteurs où pense la lumière». (1) C’est un autre mouvement qui est ainsi créé: au mouvement itératif, compulsif et névrotique dessiné par la machine – que l’homme essaie consciemment d’imiter dans un rapport étrange de créant à créé –, sont opposés, d’autre part, une stase, un arrêt de la volonté, qui est, au fond, l’en-jeu même de la vie, comme une «quiete dopo la tempesta».
Ce procédé d’indéterminations, de causes qui s’amoncellent involontairement et distordent le temps, semble être différemment mis en scène lorsqu’il s’agit d’analyser l’évolution naturelle, telle que Gadda la présente dans la scène où Carlo Biassonni, le mari d’Adalgisa, essaie d’attraper avec un filet de pêche des larves, ou des dytiques. Le mot fatidique qui renvoie à l’image de la «navette» est utilisé là aussi, et nous le soulignons:
Ma quei vigorosi nuotatori, subodorate le intenzioni del retìno, (lo lumarono subito, dal sotto in su), via! s’erano spiccati come altrettante spole dall’erbe e dagli steli subacquei, dove pareva invece che ci dormicchiassero. (RR I 519)
C’est que la nature – en tous les sens du mot – a toujours, chez Gadda, un projet, vaste, qui n’arrête de s’expliciter par légiférations et par proférations successives de petites vérités, dont la finalité apparente, du moins dans ce passage, semble bien être celle d’une amélioration de l’espèce dans le but de multiplier, et de multiplier aussi par là les performances maximales entre milieu naturel et individu appartenant à l’espèce. Et l’eau stagnante joue ici, justement, le rôle de laboratoire d’expérimentation continue:
Quelli intanto bucarono via l’acque come siluretti felici, scampati nei roridi e verdi regni, fra i capegli dell’erbe e dell’alghe: salvi dal loro profilo ellittico e parellittico, che offre, credo, una minima di resistenza, che segna un optimum della forma natante. E devono aver raggiunto quest’ottimo nella pertinace evoluzione della discendenza, in un loro amore del meglio e poi del perfetto, educendo dalla grossolanità primigenia il garbo del capo, del corsaletto e dell’èlitre, sforzandosi di tendere, tendendo all’ellisse, entro paludi, o gore morte nelle golene de’ fiumi: ogni acqua ferma un bacino da esperimenti, ogni specchio livido un mondo da perforare col pensiero: traverso generazioni e millenni raggiungendo il loro laborioso integrale isoperimetrico. (RR I 519)
Mais la nature de l’homme aussi – malgré l’imitation passive qu’il fait de la machine –, participe encore de cette nature laborieuse qui tend à lui faire trouver un optimum de sa forme dans le souci génératif de l’évolution. On comprend mieux, dès lors, un supplément de sens que l’on peut attribuer à l’établissement des généalogies humaines qui est au cœur de nombreux récits de L’Adalgisa, mais qui bat son rythme pressant dans mille petites intentions jetées de-ci de-là dans toute l’œuvre. La ville avec ses méandres toponymiques est elle-même ce «bacino da esperimenti» où les familles assurent la sélection de leur race, race à l’intérieur d’un peuple, mais aussi à l’intérieur d’un corpus social; race et généalogie, avec leurs distributions stratifiées qui suivent la courbure idéale d’une salle de théâtre, (2) ne cessent d’énumérer leurs nombres et leurs noms, leurs défauts comme leurs qualités, leur être tout près de leur paraître, créant ainsi une tension très vive le long d’un parcours qui, étant celui même de la ville, entre hautainement au théâtre, non pas pour perdre ses limites dans le ravissement d’un spectacle, mais simplement pour se reconnaître et s’énumérer une énième fois tout au long de la vie, et s’achève, enfin, au cimetière «Monumentale» de Milan. C’est bien de la bourgeoisie qu’il s’agit ici, elle seule étant capable de cette force volontaire du corpus social de se coaguler en un ensemble productif dont elle exclut les autres, innombrables, c’est-à-dire qu’elle ne saurait vouloir nommer ou énumérer. (3)
L’évolution répond alors aussi à la loi de la plus stricte sélection. Ce n’est pas un hasard si le passage de l’évolution des larves se trouve placé, de façon certes ambiguë, à la lisière entre ce qui est dit de Carlo et ce qui va être dit de ce personnage fuyant comme un insecte, peut-être comme une navette, qu’est Bruno. Bruno traverse l’air et l’espace et le temps de cette bourgeoisie qui ne cesse de survivre en essayant de l’effacer, de le faire disparaître, de l’annuler; d’où, face à lui, l’apposition discursive des deux gamins d’Adalgisa, Gianfranco et Luciano:
«ci siamo e ci resteremo: soprattutto ci resteremo». (RR I 520)
Bruno, tout au long du récit, ne survit que grâce au regard profondément complaisant de l’auteur et grâce au regard profondément sensuel que lui porte Elsa – c’est un regard bien plus qu’amoureux, et qui souligne que, idéalement, on ne devrait pouvoir être amoureux que de ce que l’on connaît –, regard dans lequel s’inscrit le trouble profond d’une germination souhaitée par le corps, plus par l’expression sensuelle du corps que par le seul esprit. (4) Bruno lui-même n’est d’ailleurs, dans ce sens, qu’une germination qui suit exactement le tracé évolutif des larves et des dytiques, une germination qui resurgit «dalla tomba infernale della miniera» (RR I 520) et qui nous renvoie, dans les termes mêmes de la connaissance que cela implique, au célèbre passage de «l’estrusione kimberlitica», de la formation des cristaux et des gemmes et à la note qui leur est relative. (5)
Mais les questions qui enveloppent la présence fuyante d’un impossible idéal s’entassent sans la concrétion d’une réponse possible:
A Bruno chi gli aveva disegnato la faccia? Quale sangue, nuovo o remoto, gli aveva messo il ciuffo? Quale vigore o disperazione? Di che gente o costume, di che travaglio o tempo, era venuta quella fronte? Da quale servitù ribelle il suo sguardo, e quella mano, quel braccio ch’ella aveva veduto recidere i tendini alla bestia distesa? Da quale macellaio o macelleria egli era stato licenziato ai buoni modi del vivere? Quando, e da quale mente era stato «progettato»? Era partecipe dell’equivoco delle labiali? (RR I 520)
La description de Bruno suit un parcours qui le reconduit à la lumière des yeux d’Elsa; détail après détail, il «resurgit» dans l’intensité érotique d’Elsa à travers les éléments d’une description presque picturale: Bruno devient ainsi «œuvre d’art» arrachée par la volonté créatrice d’Elsa et de Gadda dans l’énumération d’éléments physiques qui participent de l’indescriptible, de ce qui ne peut être décrit dans un texte écrit – visage, sang, mèche, vigueur et désespoir, front, regard, main et bras, éléments physiques auxquels s’attachent des intensités du désir – qui signent un des grands portraits érotiques «mineurs» de l’auteur, et à partir duquel on pourrait avancer, en paraphrasant Flaubert, que Gadda est Elsa. Ne reste, au creux de la main et de l’écriture qui essaient de retenir la vie, que «l’equivoco delle labiali», c’est-à-dire l’accomplissement du hasard qui fit que deux lèvres s’unirent un jour, par hasard, pour produire ce spécimen-là, érotique.
Ces exemples révèlent un aspect commun qui les fait être un ensemble unique: que ce soit les larves ou Bruno, que ce soient les minéraux, tous sont extraits, extirpés d’un magma de l’informe et conduits par la description à leur forme ultime, ou du moins actuellement définitive. L’opération de la connaissance consiste, entre autres, à remonter d’une actualité qui est celle du présent jusqu’à sa source originelle, à la forme d’un archétype, pour reparcourir à nouveau le même chemin jusqu’à cette actualité par laquelle l’archétype est signifié. Mais le mouvement procède par delà encore: car ce présent retrouvé et chargé de son passé parvient, après tout, à se cristalliser en une forme désormais nouvelle dont il va pressentir et décrire un probable avenir. Ainsi, à chaque fois, l’espace et le temps des choses sont saisis dans une totalité idéale qui révèle l’inconnu de leur forme passée occultée par des entassements stratifiés et, plus encore, l’inconnue voilée de leur devenir.
C’est un des traits essentiels de Gadda que d’avoir su percer quelque chose qui ressemble à une certitude relative à la connaissance des choses elles-mêmes: si tout l’art romantique a semblé se borner au constat et à la reconnaissance d’un voile épais occultant la connaissance et les désirs que celle-ci drainait – nous ressentons, par exemple, cet héritage romantique dans la perception des choses telle qu’elle est signifiée même chez Montale qui décrit ce voile; même le cristallin oppose sa réfraction comme constitutive d’une impossibilité de la gnose, renvoyant la connaissance à une perception phénoménologique qui crée la distance et recompose un mode du métaphysique –, si tout l’art de la crise tel qu’il se dessine à travers l’analyse des connaissances chez d’autres auteurs significatifs comme Svevo et Pirandello où la connaissance élabore des parcours cognitifs qui débouchent sur la réaffirmation de l’impossibilité et donc l’inutilité relative de la connaissance constamment mise en doute ou en ironie, chez Gadda (et c’est là un des aspects de sa nouveauté), ce voile est percé, mis à nu.
Le champ de la connaissance – vraie ou fausse, c’est-à-dire telle qu’elle apparaît comme loi signifiant une vérité immanente et temporaire, apprêtée par là même à se transformer en une contre-évidence – semble être parcouru de fond en comble par la reconnaissance des stratifications successives qui n’ont fait qu’entasser questions et réponses, ôtant aux choses ce mystérieux dans lequel souhaitait l’envelopper la raison métaphysique et esthétique de l’art romantique. Le voile, autrefois oripeau précieux revêtant un vide ontologique, est déchiré en autant de lambeaux au travers desquels on peut réimaginer et re-signifier une antique splendeur, mais qui révèlent, en une vérité définitive, l’aspect mortifié de leur présent immédiatement actuel. (6)
Cette mortification constitue le corps même de notre propre douleur, et l’antique réalité n’est plus recomposable en une forme qui aurait pu assouvir ses désirs: bien au contraire, elle est projetée dans l’inassouvissement de sa quête à venir. L’écriture et la prose de Gadda ne cessent par là de dévoiler cet antique travail de la forme, lui rendant sa magnificence, mais la plaçant, par un même geste, dans la misère désarmée de son présent qui va la conduire à son ultime déchéance. Adalgisa, Liliana – deux forces qui semblent opposées mais qui représentent la même violence de vie – et, à travers elles, le récit, vivent dans cette fulgurence nostalgique d’un passé qui se transforme sous nos yeux de lecteurs en impuissance pressentie, en acheminement lent vers la mort: et si Liliana meurt assassinée par son histoire, Adalgisa n’en prépare pas moins la netteté de sa mort, enchaînée, comme elle semble l’être, à son absence de résignation.
Dès lors, tout récit, toute situation, toute diégèse, échappent à l’Histoire, à un encerclement dans l’histoire et par l’histoire; (7) s’il y a souvent des dates, elles ne servent qu’à retenir et contraindre un instant, l’instant même de l’énonciation, ce qui serait dans l’ordre de l’actuel ou d’un actuel qui ne cesse d’échapper à cet état-là, pour devenir immédiatement inactuel, ou se rendre – comme on se rendrait devant une arme pointée – devant son inactualité au moment même où il est dit. Récit, situation et diégèse sont alors rendus – se transfèrent, peut-être – à un état et à un mode qui sont ceux de l’événement, un état et un mode qui n’attendent aucune réponse, puisqu’ils ne connaissent pas la contrainte que posent les questions. D’une chose, il n’y a rien à dire de plus que ce qu’elle montre; changent seulement, et de façon multipliée, les postures suivant lesquelles elle se présente ou selon lesquelles on la perçoit, dans une modification constante du point de vue comme «surface réfléchissante ou prismatique»; (8) ce qui entraîne, par ailleurs, une modification péremptoire de la syntaxe rigide du sujet et de l’objet, créant une zone d’indéfinition où le sujet est son propre objet d’interférence et l’objet son propre sujet interférant.
C’est qu’il existe une condition nécessaire de la connaissance qui dépasse les limites étroites que l’histoire tendrait à lui imposer: car s’il est vrai que l’actualité – ainsi que sa maîtresse, l’histoire – tend à oublier, et par là même à nier, les entassements de ce qui s’est passé, il est vrai aussi que seule la connaissance – et son exercice oligarchique – peut parvenir à reconstruire les phases d’un processus du devenir dans le passé. Mais du coup, elle relègue cette opération dans un espace et un temps à tel point purement inexistants qu’elle ne saurait servir à quoi que ce soit, sauf à perdre du temps ou à tromper le temps, se livrant, par non-nécessité, à la simple gratuité du récit. Typiques, à cet égard, sont certaines références volontairement historiques du texte gaddien, imposées comme accomplissement d’un discours du connaître: la plus hors-norme, en ce sens, est la référence à Napoléon Bonaparte dont la biographie constitue le corps même de la note n° 10 de Quando il Girolamo ha smesso… dans L’Adalgisa (RR I 331-36).
Déjà la comparaison établie dans le texte avec Napoléon – celui-ci n’est jamais nommé que par le biais d’allusions significatives et spécifiques – déborde le cadre de la diégèse, dans ce sens qu’elle est fortement gratuite; la note explicative, à travers des repères qui se fondent sur une justesse historique, est affublée d’additions transversales qui finissent par être dressées comme véritable corpus, mais de telle sorte que l’ironie compulsive fait surgir l’impression que nous sommes en présence d’une fausse élaboration historique, d’une fausse histoire ou d’une histoire du faux: plus «diaboliquement», et avant tout fondement de théorie, Gadda élabore ici une majoration du mineur, une majoration de la petite histoire – l’histoire qui se plisse et se cache derrière la grande Histoire –, qui finit par devenir, dans le texte et dans l’esprit lecteur, l’essentiel de ce qui aurait fait la grande Histoire de quelqu’un qui, foncièrement, aurait plutôt mérité d’être sans histoire. Ce même système est repris lors du traitement à caractère historique qui enveloppe des récits aussi distants que Il guerriero, l’amazzone, lo spirito della poesia nel verso immortale del Foscolo et Eros e Priapo, dont les protagonistes visés historiquement sont respectivement Ugo Foscolo et Benito Mussolini.
C’est aussi à ce genre d’accidents du parcours diégétique – comme on dirait des zones accidentées d’une géographie – qu’est lié l’inachèvement. Mais l’inachèvement n’est plus, alors, une condition d’impuissance ou d’impossibilité chez Gadda, bien au contraire: puissance extrême du possible, condition ultime de l’écriture qui ne sait que faire du présent, qui ne sait pas vivre dans cette condition accablante qu’est le présent. (9) Le présent est en attente de son passé et de son devenir, c’est-à-dire dans la fuite constante.
Ce travail de la connaissance à l’œuvre est évidemment beaucoup plus déterminé dans certaines œuvres que dans d’autres: il est prépondérant dans celles du début, lorsque l’auteur semble être encore mû par un vacillement du dire, sorte d’arpentage ou de reconnaissance d’un territoire nouveau, qui est celui, à proprement parler, de l’écriture. La Madonna dei Filosofi, la deuxième et la troisième partie du Castello di Udine, L’Adalgisa dans son intégralité, les premières esquisses d’Eros e Priapo ainsi qu’un certain nombre de nouvelles rattachées aux Accoppiamenti giudiziosi sont élaborées en fonction de cette structure de «ricognizione» d’une pulsion de l’écrire qui essaie de vérifier les portées de sa mise, évitant la tentation autobiographique – ou tout simplement biographique – et, par là, la référence à l’histoire.
Dans les textes plus particulièrement autobiographiques, comme le Giornale ou la première partie du Castello, on ne peut pas dire vraiment qu’il y ait une adhésion à l’histoire en tant que telle, mais ce qui est ailleurs mouvement de la connaissance semble s’investir ici dans une dimension proche plus de la raison que de la cause. Raison logique qui suit son cheminement particulier fait d’à rebours et de conséquences dérivées, liée alors à une forme de mise en dialectique, de progression de l’histoire et du discours, dans un esprit d’explication et de compréhension constamment sous-tendu, comme s’il y avait une vérification des «raisons de l’écrire» qui se perd ensuite presque violemment. Par ailleurs, la corrélation étroite entre textes et notes, caractéristique surtout des œuvres entre le Castello et L’Adalgisa, augmente cet effet de plongée de l’écriture à l’intérieur d’un magma qui semble échapper, par un sublime effet de ce que l’auteur appelle «pasticcio» ou enchevêtrement, aux froides rigueurs de l’intention appliquée à un but, à une finalité du discours narratif. Constamment évasive, détournée, tout extérieure à l’objet décrit, l’écriture se marque par sa capacité de créer une sorte de premier plan narratif, lequel est cependant travaillé comme s’il s’agissait d’un inarrêtable travelling.
En revanche, La cognizione del dolore et Quer pasticciaccio brutto de’ via Merulana, (10) tout en gardant les caractéristiques essentielles de la formulation et de l’écriture, récupèrent en leur sein le système des notes comme autant de digressions du discours principal: que l’on analyse, par exemple, la description de la chaîne du grand-père de Liliana dans le Pasticciaccio (RR II 107 et s.). intégrant au texte la redite des explications cognitives qui ailleurs, dans l’exemple déjà indiqué des boucles d’oreilles et de «l’estrusione kimberlitica» de L’Adalgisa, (11) sont au contraire séparées en description et note. La connaissance semble avoir assouvi au long de ses différents parcours ses appétits de mises au point différées, de dites et de redites; c’est la «scène» qui s’impose alors et qui déborde par la multiplication de ses cadrages successifs dans un bonheur d’invention du conte. La description ne sert plus à re-connaître, elle se dresse maintenant comme une scène: mise en scène inaugurale de la ville de Rome au début du deuxième chapitre du Pasticciaccio, différée et reprise ensuite le long du texte, mise en scène de la poule dans la dernière partie du huitième chapitre du même titre, scène des expérimentations sur le chat dans La cognizione. (12) Tous les textes de Gadda pullulent de digressions à partir d’une situation angoissée de la connaissance, de digressions-scènes, de scènes qui sont comme autant de cristallisations de la connaissance en un point donné: à chaque fois, autant de suites explicatives qui n’entretiennent qu’un dialogue indirect avec la diégèse, développant plutôt ce que Denis Ferraris appelle «l’asianisme de Gadda» (Ferraris 1995b: 41-57).
D’un texte à l’autre, l’état de situation angoissée de la connaissance. Connaître, ce n’est sans doute pas vouloir refaire le monde, mais quelque chose qui pourrait y ressembler tout en s’en écartant, comme, par exemple, en vouloir réarpenter certains modes qu’il serait impossible d’appréhender autrement, puisque chaque instant de la réalité et des phénomènes dérobe – par le fait même d’exister – un supplément d’appréhension possible que seule l’écriture parviendrait à mettre à feu et à fixer, s’écartant du lieu fatal du non-dit; la connaissance est névrotique en ce qu’elle essaie de recouvrir, mue par sa puissance et sa fureur, tout le champ de ce qui est dans les possibilités infinies de l’humain, élevant par là l’homme-Gadda-auteur au-dessus de la mêlée des hommes. Ce serait peut-être cette volonté appliquée à la connaissance et à l’œuvre qui résilierait la diégèse dans sa plage inféconde, démunie de «volonté» et de «destin». La connaissance devient donc écriture totale, œuvre, qui refait et reparcourt, redisant sa puissance et sa fureur, les sites majeurs de la littérature italienne, parvenant à réinventer une force de l’événement dans la situation qui ne cesse de s’extirper de sa probabilité pour emprunter le chemin moins évident de son inconnue.
C’est là que réside sans doute le nœud essentiel de cette œuvre: ayant quitté la raison comme mouvement fondateur des modes de l’explication, elle s’abandonne dans la masse matérialisée des causes qui s’enchaînent sans raison apparente, par simples mouvements essentiellement dûs à une combinatoire inerte des choses. à l’aristotélisme des premiers moments et à l’importance d’abord attribuée à la cause efficiente, succède une position différemment problématique des causes, qui deviennent ainsi «cause concomitanti», «concause», comme aime dire Gadda, dans une réflexion qui rappelle plutôt l’émarméné stoïcienne de Crysippe – en polémique avec Aristote –, ou les «confatalia» de Cicéron, ou encore les «compossibles» de Leibniz ou les «causes concourantes» de Spinoza, à travers lesquels on retrouve donc une lignée des intérêts philosophiques de Gadda, qui font de lui un matérialiste s’appliquant à une reformulation expressive du réel. Et l’enchaînement des divers récits, des divers «tratti», tel qu’il est opéré à l’intérieur d’un devenir de l’œuvre à partir de cette nouvelle position de la connaissance et de ses arguments, explique partiellement l’impossibilité d’achever le récit, l’impossibilité même de s’entretenir dans une histoire, dans une diégèse, sinon à travers un système d’allusions qui ne cessent de s’étendre jusqu’où le hasard de la puissance de l’écriture parvient à les traîner.
C’est donc un système d’embranchements en multiplication géométrique qui régit les métamorphoses de la prose et qui nourrit l’enchevêtrement et le pastiche dont Gadda parle si fréquemment. Entre-temps, la donnée si souvent névrotique ou «spasmodique», impositive et volontaire de la connaissance, avec ses arrêts par paliers successifs déterminant autant de variations des points de vue de la description, se sera transformée en quelque chose qui, loin d’être lisse, appréhende les différentes strates d’une possibilité mécanique, et non métaphysique, du réel, d’une transformation du réel qui n’adhère pas à la réalité, mais à l’infinitude de sa mise en écriture.
Université de Lille IIINotes
1. Apollinaire, G., Alcools (Paris: Gallimard, Pléiade, 1965), 110.
2. La distribution et le répertoire généalogiques ont un lieu propre de description au théâtre, où le dessin de la salle rappelle avec plus d’évidence les structures hiérarchiques qui régissent l’état, le corps social et la famille. La salle de théâtre se transforme alors en une toponymie qui précise la ville, elle s’y intègre et la complète, donne un sens plus définitif à ce qui aurait pu sembler presque artificiel; elle fait aussi en sorte que le multiple se redéfinisse en un ensemble, et vice-versa, c’est-à-dire que le multiple intègre lensemble, en fonction dune loi «immanente aux faits».
3. La foule de gens – la foule de péripéties – qui, dans Cinema, se presse à l’entrée de la salle de projection, là où «I silenti sogni entra[…]no […] nella sala», traverse cette même loi de sa propre régénération évolutive, mais au lieu de la contempler de haut comme il arrive chez les grands bourgeois de Teatro, elle la vit dans le grouillement, plus désordonné et équivoque, immédiatement moins sélectif certes, mais donnant lieu, et espace, à un enchevêtrement et un emmêlement symbiotiques, qui n’est pourtant pas moins cannibalesque que le précédent, doù jaillissent confusion et mise en désespoir du sens contrastant avec l’apparente «harmonie» du public du théâtre, organisé suivant des règles plus rationnelles, qui en permettent justement l’énumération, même à perte de vue, à perte d’entendement et de précision.
4. Nombreux sont les moments dans L’Adalgisa où Elsa représente l’aspect irrésolu de la féminité délaissée dans le mariage, inachevée par l’absence de maternité, opposée à l’efficacité résolue dAdalgisa, dont la vie, malgré ce qu’elle peut en dire, a été comblée par les diverses phases du vivre naturel, quotidien et commun. Elsa est la virgo idéale sacrifiée à l’autel de la vie, celle qui na pas de mots à dire, une moderne Iphigénie; elle est l’apathie, la nostalgie, celle qui est chargée d’une mélancolie sans véritables rancœurs; elle est, dans ce sens, la première esquisse de Liliana de Quer pasticciaccio, laquelle, par la force du récit, plus que par la force des choses, va essayer de dépasser l’espace de la résignation, en aboutissant toutefois à sa propre mort
5. Cf. Quando il Girolamo ha smesso… (Adalgisa, RR I 306) et n. 12, RR I 337.
6. Que l’on se souvienne de la très belle définition qui est pensée de la vérité par le commissaire Ingravallo à un moment donné de ses investigations auprès de Giuliano Valdarena: «Don Ciccio sudò freddo. Tutta la storia, teoricamente, gli puzzava di favola. Ma la voce del giovane, quegli accenti, quel gesto, erano la voce della verità. Il mondo delle cosiddette verità, filosofò, non è che un contesto di favole: di brutti sogni. Talché soltanto la fumea dei sogni e delle favole può aver nome verità. Ed è, su delle povere foglie, la carezza di luce.» (Pasticciaccio, RR II II 119).
7. Il faut entendre ici le mot histoire dans les sens multiples qu’il recouvre: histoire comme Histoire, histoire comme diégèse et histoire comme histoire de l’Histoire et de la diégèse.
8. Lapoujade, D., Politique de la conversation chez Henri James (à paraître in Critique).
9. Cf. Bompiani, G., Le Théâtre, in Les intellectuels et le théâtre, Revue n. 3, éd. Théâtre de la Bastille, 1993-1994, p. 32: «Nous sommes parvenus, presque entièrement, à dissoudre le présent dans ses composés: passé, futur, routine, surprise et absence…»
10. Il faut remarquer que les notes, encore présentes dans la rédaction de Letteratura, disparaissent dans l’édition en livre de 1957. De même, il n’y a pratiquement plus de notes dans le récit de La cognizione del dolore.
11. Cf. Adalgisa, RR I 306 et n. 12, RR I 337.
12. à cet égard, pour donner un exemple, l’histoire du révérend Digbens dans La Madonna dei Filosofi (RR I 88 et s.) est une digression à la manière de Sterne; alors que l’arrivée de la poule dans le Pasticciaccio (RR II 205-206) ne peut plus être considérée comme une digression textuelle, puisqu’il s’agit plus de l’insertion dune scène; l’une et l’autre ont cela en commun, qu’elles ne servent ni ne desservent la diégèse, mais créent des espaces d’alternance de l’écriture. La tentative de la scène est pourtant déjà présente dans La Madonna: cest, par exemple, l’organisation du petit concert (RR I 80-81), ou l’histoire des biographies de Maria et d’Emilio (en réalité, des auto-biographies mêlées, où la relation biographique personnelle Emilio-Enrico se triple dans le réfléchissement de la biographie parallèle Maria-la mère, mais aussi Maria-la mère-Gadda lui-même, où le masculin ne cesse de basculer dans le féminin et vice-versa).
Published by The Edinburgh Journal of Gadda Studies (EJGS)
ISSN 1476-9859
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framed image: after a detail from M. C. Escher, Still Life with Reflecting Globe, 1934 – with photograph of Gadda superimposed.
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